Chérir Haïti
C’est ma sixième visite à la fameuse Perle des Antilles. Depuis mon tout premier séjour il y a quatre ans, mon cœur n’est jamais vraiment parti d’ici. Curieusement, une partie de moi en garde de vieux souvenirs, comme ceux que l’on retrouve lorsqu’on retourne au chalet de notre enfance. C’est sans doute pour cela que je reviens toujours en Haïti.
Une fois sortie de l’aéroport, je rejoins Rudolphe Derose, coordonnateur du Réseau national des promoteurs du tourisme solidaire. Il m’emmène à Vallue, une petite ville située au sud-ouest de Port-au-Prince, à deux heures de route, pour que je puisse rencontrer les habitants qui y travaillent d’arrache-pied, contre ouragans et tremblements de terre, afin de vivre dignement, sans toujours devoir se fier à l’étranger.
Juste à temps pour l’apéro, je me pose à l’hôtel Villa Ben-Yen, le temps de prendre une bière Prestige en chemisette – la chemisette étant la couche de givre qui se forme sur la bouteille lorsqu’on la sort du congélateur.
Sur la terrasse, je rejoins Abner Septembre, cofondateur de l’Association des paysans de Vallue (APV). À la chute du régime des Duvalier en 1986, il n’avait que 25 ans et c’est l’année suivante qu’il a cofondé l’APV : « Avant sa création, Vallue était une communauté enclavée, avec un taux élevé d’analphabétisme, raconte-t-il. De nos jours, tous les enfants vont à l’école. Et depuis 31 ans, nous accompagnons les paysans dans la concrétisation de leurs rêves, en vue d’améliorer leur qualité de vie de façon durable. Cela permet également de renforcer le tissu social et de valoriser leur relation avec la nature. » En effet, il n’y a pas l’ombre d’un déchet qui traîne à Vallue, comparativement à presque partout ailleurs en Haïti. Mais cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. « Il a fallu rendre la population réceptive à la dynamique de développement pour qu’elle y participe concrètement », ajoute Abner. Pour ce faire, chaque membre de l’APV fut invité à participer à l’idéation et à la réalisation des projets.
Sur cette note, Abner et Rudolphe m’emmènent chez Flaniel Laurent, technicien agricole et fondateur du Musée végétal de Zamor.
En fait, c’est un jardin familial comprenant une pépinière dans laquelle sont cultivés toutes sortes d’arbres fruitiers et de légumes. « Le programme pour lequel je travaillais à l’époque a cessé ses activités, raconte-t-il. Il fallait donc que je me trouve autre chose pour nourrir ma famille. » Il décide alors d’acheter un lopin de terre grâce à l’argent qu’il a vaillamment mis de côté. Au départ, il n’y avait qu’un manguier et quelques cocotiers sur le terrain. Petit à petit, il en fait un grand jardin, où il effectue une rotation des plantes maraîchères. Il pratique aussi le greffage pour aider ses plantes à s’adapter au climat de Vallue, et du marcottage pour assurer une multiplication rapide des plantes en prévision d’autres ouragans ou catastrophes
naturelles.
Même si le musée végétal connaît un bel essor dès sa création, Flaniel Laurent n’est pas épargné par les intempéries. Et pour cause, l’ouragan Matthew a détruit pas moins de 80 % de son jardin lors de son passage en 2016. Moins de deux ans plus tard, il est hallucinant de constater à quel point la végétation y est luxuriante. À écouter les paysans de Vallue, il n’y a pas de doute. La nature est riche, mais d’une fragilité palpable. « Nous sommes vulnérables aux cyclones, aux tremblements de terre et aux sècheresses qui affectent presque chaque année les habitants, explique Abner Septembre. Malgré tout, leur engagement et leur persévérance font en sorte que Vallue demeure l’une des communautés rurales les plus stables de la région. »
Le lendemain matin, je rends visite à Yvon Yacinthe-Faustin, le chocolatier de Vallue. Je veux tout savoir! À l’âge de 24 ans, il a cofondé l’APV avec Abner Septembre, alors qu’il étudiait à l’université en travail social à Port-au-Prince. Néanmoins, il revenait à Vallue trois fois par semaine pour faire avancer les dossiers de l’APV. Petit rappel : deux heures de route séparent Vallue de Port-au-Prince. Et à l’époque, il n’y avait pas de route pavée reliant le village à Petit-Goâve. Il devait donc faire les cinq derniers kilomètres à pied. « Je voulais faire partie du changement et donc, j’y allais à fond! » dit-il en éclatant de rire, un rire des plus attachants.
Pendant ses études, une possibilité de voyage s’est présentée. « J’avais le choix entre aller faire ma maîtrise au Costa Rica et revenir à Vallue. J’ai choisi Vallue », confie Yvon. Il a passé dix ans dans son village natal avant de retourner aux études à Portau-Prince en 2006. Mais, il fut rapidement choisi pour faire une maîtrise en ingénierie du développement local en France. Il y a passé deux ans, au cours desquels il a trouvé le temps de faire une autre maîtrise en ingénierie de projet de coopération. Non mais, il a cinq vies cet homme!
À son retour en 2009, Yvon a développé un projet de stage pour les universitaires de Port-au-Prince, afin de contribuer au développement de Vallue. « Ils devaient remettre leur rapport le 13 janvier 2010 » précise-t-il, en baissant les yeux. Mais le 12 janvier, la veille de la remise, un puissant séisme a frappé, entraînant un chaos généralisé dans tout le pays.
L’état d’alerte a duré plusieurs mois, ne laissant d’autre choix à Yvon que de reporter son projet de développement de Vallue. Toutes les activités du pays étaient focalisées sur l’aide d’urgence et aucun autre projet n’a pu voir le jour pendant toute l’année 2010. « Suite au séisme, j’ai accepté un emploi au sein de l’organisme Agronomes et vétérinaires sans frontières, dans le nord d’Haïti », dit-il avec le regard de nouveau lumineux. Malgré les circonstances, cet emploi providentiel lui a permis de développer ses projets en cours : « Je faisais le suivi des projets d’agriculture, dont le cacao. Je m’assurais que tout le processus soit fait correctement. » Des consultants du Pérou, de la Bolivie et de l’Équateur sont venus donner une formation sur la fermentation de la fève de cacao avant de la transformer en chocolat. Pendant ce temps, Yvon Yacinthe-Faustin prenait des notes.
Et puis un jour en 2012, un problème est survenu. Un mal pour un très bien. Un lot de cacao est moisi. Il ne peut être exporté. « J’ai acheté 25 livres de ce lot gâté, raconte Yvon. J’ai trié les fèves, je les ai fait griller, j’ai acheté un petit moulin, et j’ai transformé le tout en chocolat chez moi. » Faire du chocolat soi-même, c’est amusant. Mais sans le bon matériel, c’est difficile d’en vivre. Telle est la réalité de Yvon. « Je travaillais ailleurs, il y avait le choléra dans le pays, je ne voulais pas prendre le risque de faire du chocolat n’importe comment, précise-til. J’ai donc décidé de faire des boules de chocolat qu’on fait bouillir pour faire du chocolat chaud. » Depuis, le cacao vient du nord, en attendant que Vallue en produise suffisamment pour répondre à la demande. À ce jour, il vend en moyenne 2 500 boules de chocolat par mois et il emploie une vingtaine de personnes pour les fabriquer. « J’ai essayé de m’approvisionner dans le sud-ouest, plus près d’ici, mais ça n’a pas fonctionné, puisque l’ouragan Matthew a détruit toutes les plantations de cacao, ajoute-t-il. Je suis en train de développer un réseau avec les habitants pour qu’ils fassent pousser des cacaoyers et qu’ils puissent ensuite me vendre les fèves de cacao crues. »
Dans le même ordre d’idées on retrouve l’atelier où Ociane Baptiste transforme les fruits de la montagne. Alors qu’elle était fillette, sa mère n’avait pas les moyens de s’occuper d’elle. Elle l’a donc envoyée chez son frère à Port-au-Prince où elle a travaillé comme domestique pendant 16 ans, le nombre d’années où les enfants vont habituellement à l’école. Or, elle ne sait toujours ni lire ni écrire à 47 ans. Au fil de ses années passées à Port-au-Prince, elle n’a séjourné que brièvement à Vallue. Mais, elle a constaté à quel point son village natal avait changé en mieux, comme cet atelier de transformation, le fruit de l’initiative d’une ONG internationale. Au départ, il y avait 180 employés. Puis l’organisation s’est retirée sans crier gare, comme c’est souvent le cas dans l’univers humanitaire. La plupart des travailleurs ont abandonné le projet, devenu nettement moins attrayant depuis qu’il n’était soutenu que par les maigres moyens de l’APV. Il n’y a désormais que neuf employés qui tiennent le coup.
Texte
Catherine Lefebvre
Photos
Étienne Côté-Paluck