Perpétuer la tradition

ASAKUSA, 8 H 30

En cette douce et fraîche matinée de janvier, nous attendons notre ami Sho à Asakusa, à l'est de Tokyo. Il nous a proposé de passer la journée avec lui et sa famille autour d’un barbecue traditionnel au pied du mont Fuji.

Alors que le froid matinal nous a déjà ouvert l'appétit, nous nous réchauffons avec un bao au porc brûlant. Puis une voiture complètement enfumée s'arrête devant nous; c'est Sho et son père, qui fume cigarette sur cigarette. Ils nous font monter et nous entamons la route vers Oyama, à deux heures de Tokyo, dans la préfecture de Shizuoka.

Une fois arrivés à Oyama nous sommes accueillis par le froid glacial du mont Fuji, où la température dépasse rarement le point de congélation, et nous découvrons, émerveillés, la maison en bois de Yukihisa, l'oncle de Sho. Yukihisa est charpentier et il a construit sa maison lui-même; une bâtisse posée sur pilotis, pensée exprès pour admirer le mont Fuji depuis le salon. Sho nous apprend que son oncle est passionné de barbecue, si bien qu'il a construit une pièce additionnelle dédiée à sa passion. Une pièce simple, certes, mais qui laisse deviner le travail précis de l’homme et son amour incontestable pour les repas partagés en toute convivialité.

L'odeur du charbon et de la fumée nous enivre déjà alors que nous découvrons, au centre de la pièce, un immense gril trônant au milieu d'une grande table carrée, pouvant accueillir une dizaine de personnes. Pendant ce temps, les braises incandescentes nous font impatiemment de l’œil dans la promesse du festin à venir. Nous sommes invités à passer à table, en compagnie du père de Sho, son oncle Yukihisa et sa femme, et de son cousin Koki; toute la famille est réunie pour faire revivre ses traditions.

14 H

Sho rythme le repas; il s'occupe des cuissons et nous explique chaque morceau qu'il place sur le gril, en commençant par le poulet : des croupions et des hauts de cuisse, simplement marinés au sel pendant la nuit. La peau croustille doucement au-dessus du feu, puis l'heure de la première bouchée salvatrice arrive enfin; le poulet est cuit à la perfection. La chair est tendre, juteuse et salée. Quel délice!

Notre cœur s'emballe à la vue des pièces de bœuf qui proviennent toutes de la préfecture de Hyogo, dont la capitale est Kobe, mondialement reconnue pour la qualité exceptionnelle de sa viande bovine. Sho s'affaire au gril. Il nous prépare six morceaux différents qui seront servis dans un ordre précis. Il est important de procéder ainsi afin de profiter de la meilleure expérience gustative possible : le filet ouvre le bal, suivi de l'entrecôte, la basse côte, l'onglet, le plat de côte et comme bouquet final, la langue.

Chaque morceau de bœuf est servi avec une sauce et un assaisonnement différents. Le gras de la viande confère à chaque bouchée des saveurs de noisettes grillées auxquelles s’ajoutent des notes de charbon et de fumée. La viande est si tendre qu'on arrive même à la défaire avec nos baguettes!

Le filet de bœuf est somptueusement équilibré par un trait de sauce ponzu maison, préparée par la tante de Sho. Une pointe de fleur de sel révèle toutes les saveurs de l'entrecôte, puis on trempe l'onglet dans une sauce soja vieillie qui lui apporte un tout autre degré de profondeur. Pour finir, nous savourons la langue, simplement grillée, accompagnée de poireaux fraichement émincés et rehaussée de jus de citron frais.

Sho a aussi préparé des papillotes d'enoki grillés au beurre d'Hokkaido. Une merveille. Les champignons se transforment en véritable spaghetti végétal, nourri par la richesse délicieuse du beurre frais. S’ensuit la dégustation des abats de porc; chaque bouchée est différente, les cuissons de Sho sont parfaites et adaptées à chaque abat, rendant les textures des morceaux complètement différentes. Les goûts sont encore une fois exhaussés par des sauces et des accompagnements tous plus extraordinaires les uns que les autres.

Le festin grillé continue et Sho prépare maintenant du poisson. Chinchard et hokke, une variété de maquereaux japonais, sont au rendez-vous. Ils ont d'abord été salés, puis séchés pendant quelques heures, permettant ainsi d'attendrir la chair et d’adoucir l’intensité de leur goût. Une fois grillés, les poissons sont accompagnés de radis râpé, de citron et de sauce soja, apportant une merveilleuse pointe d'acidité au gras du poisson.

La lumière pénètre la pièce par les fenêtres, s’immisçant à travers les panneaux de bois coulissants. Le père de Sho les déplace petit à petit, devenant véritable metteur en scène d'un ballet avec le soleil dans lequel l'ombre fait place à la lumière. Les faisceaux peignent des ombres sur nos visages en découpant l'épaisse fumée qui s’est installée tout autour de nous. L’ambiance est chaude et envoutante alors que les braises étincelantes percent les clairs-obscurs de cette pièce magique. L’espace nous donne l’impression que rien d’autre n’existe.

Nous sommes coupés du monde et suspendus dans le temps. Au loin, le mont Fuji, figure apaisante et séculaire, semble veiller sur nous alors que la neige commence à tomber peu à peu et qu’un voile de brume le recouvre tout doucement.

Chaque fois que nous pensons le festin terminé, Sho apporte une nouvelle pièce à mettre sur le gril, un nouveau mets à nous faire goûter, tous plus raffinés les uns que les autres. Un petit poulpe sorti de nulle part, des coquillages, des légumes oubliés. C'est un véritable marathon qui se déroule depuis maintenant plus de trois heures, apportant son flot incessant de découvertes, une grillade à la fois, le tout généreusement arrosé de vin, beaucoup, beaucoup de vin.

18 H

La porte de la pièce s'ouvre, et telle une improbable hallucination, un homme en kimono bleu fend la fumée
et traverse les faisceaux lumineux pour venir nous rejoindre; c'est le père de Koki. Il sort de son sac une poche d'huîtres de Niigata et on peut lire la joie sur le visage de Sho, excité à l'idée de pouvoir griller quelque chose de nouveau. Il s'empresse de les saisir une minute de chaque côté, puis les assaisonne de sauce soja et de vinaigre de riz. Les huîtres sont exceptionnelles, charnues, douces et légèrement iodées : la combinaison parfaite!

Et comme si ce n’était pas assez, l'oncle de Sho, de son côté, s'active dans une autre partie de la pièce, au-dessus d’un poêle traditionnel. Il nous prépare la spécialité de la région, des houtou : de grosses nouilles artisanales cuites dans un bouillon de légumes et de miso, le tout fait maison, bien entendu. Les bols de nouilles brûlants passent de mains en mains, et bien que nous soyons repus, nous voulons faire à honneur à la famille qui nous a accueillis chez elle comme les siens. Le bouillon est incroyable, assaisonné à la perfection, et les légumes sont croquants. On reconnaît le chou, le poireau, la carotte et le potiron. Le tout est sublimé par un condiment de piment et de poivre sansho qui rehausse légèrement le bouillon de ce plat final qui clôture notre divine journée dans la famille de Sho.

Il est temps pour nous de remercier nos hôtes et de nous rendre au onsen d'Oyama, un bain thermal japonais alimenté par l’eau chaude de sources volcaniques. Le mont Fuji, majestueux, se dissimule peu à peu dans la noirceur de la nuit. Nos esprits dansent encore et le saké nous emmène vers d'autres horizons.


Texte

Shirley Garrier

Photos

Mathieu Zouhairi

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