Les deux pieds dans la baie

Lorsqu’on organise un voyage en Normandie, il est un arrêt qui s’impose comme une évidence, il faut rendre visite au Mont-Saint-Michel! Ce rocher qui s’élève au milieu d’une baie fertile est la figure emblématique de la région. Là où l’histoire des hommes s’organise autour du rythme des marées, la pêche à pied est une activité centrale de la vie communautaire. Aujourd’hui vécue comme un loisir, elle fut pendant très longtemps une source de revenus pour les habitants de la baie. Pour réussir à dénicher quelques huîtres sauvages, couteaux ou autres pétoncles, il faut cependant une connaissance parfaite de la topographie et des marées qui régissent cet espace.

Icône du patrimoine français, et lieu de pèlerinage, le Mont-Saint-Michel trône au milieu de la baie comme un repère pour les voyageurs du monde entier. Son abbaye haut perchée est dominée par l’archange saint Michel. Les rayons du Soleil y scintillent si intensément qu’on peut le distinguer à plusieurs kilomètres à la ronde. Pour donner encore un peu plus d’aura à ce lieu, la légende veut que la construction de l’édifice ait commencé par un songe au cours duquel l’archange saint Michel serait apparu à l’évêque Aubert, qui a alors ordonné la construction de l’abbaye à sa gloire. Au cours du VIe siècle sont érigées les premières pierres de l’édifice qui devient dès lors un lieu de pèlerinage incontournable. Pour l’Église catholique, il s’agit alors d’assoir sa domination sur les fidèles en construisant un lieu quasi surréel, né de la volonté divine.

Sa construction terminée, les fidèles accourent de partout en Europe pour admirer ce temple dressé à la gloire de saint Michel. Pourtant la traversée de la baie ne se fait pas sans risque et de nombreux pèlerins périssent en voulant rejoindre ce rocher nommé alors le « Mont-Tombe ». Le temps a certes rendu le passage plus facile avec la construction d’une route, mais la marée a quant à elle conservé toute sa force. Car lorsqu’on se rend au pied du mont à marée basse, on ne peut que constater à quel point le passage de l’eau marque le sol. Cette eau omniprésente il y a quelques heures à peine, laisse derrière elle des canaux, des rivières, des bancs de sable qui marquent le territoire et s’étendent jusqu’au large. Témoin du temps, le sol se creuse en sillons, puis en rivières, et dans ces havres se forme un milieu propice à la création de la vie. Crevettes, coquillages et poissons y trouvent refuge pour s’y reproduire et se nourrir.

Les forces qui traversent la baie sont à la fois vibrantes et inquiétantes. La brume en particulier, si dense qu’elle ne permet de voir qu’à quelques mètres. Enveloppés dans ce voile, on comprend vite qu’on ne peut s’aventurer plus loin qu’en prenant quelques précautions. En nous rendant dans la baie pour ce reportage, nous l’avons appris à nos dépens. Partis le nez au vent, sans réellement avoir anticipé ce qu’il pourrait se passer, la pluie et le vent semblaient avoir anéanti nos espoirs de voyage et de découverte. Lorsque nous avons été recueillis par Éric et sa famille, en plus d’un toit c’est toute une histoire qui s’est offerte à nous en passant le pas de leur porte. Éric est aquarelliste. À travers ses aquarelles, il est un témoin privilégié et attentif de la vie de la baie. Dans ses histoires, le temps s’écoule lentement, ses personnages aux visages burinés racontent l’entraide nécessaire qu’une nature puissante exige.

Les dessins d’Éric se figent lors de longs vagabondages au bord de l’eau avec son chevalet. Au fil des pages, on rencontre les vieux pêcheurs et leurs techniques, les oiseaux et les légendes de la baie.

Dans son livre, Le pays des Monts Tombe, la nature et les hommes s’entremêlent, les paysages et la technique se répondent. On comprend comment les habitants ont dû s’adapter à leur environnement, et comment leurs méthodes de pêche sont devenues le prolongement de leur vie. Le matériel utilisé n’a finalement que peu évolué et les rites demeurent les mêmes. La pêche à pied est une tradition dans la baie. Elle se pratiquait par les marins pêcheurs comme complément de revenu lorsqu’ils n’embarquaient pas sur des gros chaluts pour aller pêcher la morue à Terre-Neuve durant l’hiver. Ces agriculteurs de la mer, comme on les appelle, connaissent chaque recoin, chaque rocher de la baie. Jusqu’à tout récemment, la pêche à pied était un complément de revenu non négligeable. Et du printemps jusqu’à l’automne les paysans des abords de la baie allaient quotidiennement à la pêche pour rapporter quelques coquillages à vendre aux restaurateurs normands. Éric leur rend hommage en racontant cette histoire tissée entre les hommes et la mer, ce destin qui les lie inexorablement.

Si aujourd’hui la pêche à pied se pratique en famille, les techniques, elles, demeurent quasiment les mêmes. Tôt le dimanche, dans l’espoir de rapporter un butin qui sera apprécié à table le midi, on part équipés de petits râteaux pour gratter le sol et trouver les coquillages. Armés d’une bichette (petit filet attaché à un rondin de bois) pour capturer les crevettes en marchant dans les flaques d’eau, on remonte ses pantalons, on place le panier où iront s’amasser les coquillages sous son bras, et nous voilà parés pour la pêche! Tout en haut des falaises, on peut observer le va-et-vient des silhouettes courbées qui s’affairent, les mains creusant le sable pour y déterrer les coques, palourdes et autres huîtres piégées par la marée lors de sa descente. C’est Éric et sa femme qui nous servent de guides pour cette pêche ce jour-là; ils veillent à ce que l’on ne s’aventure pas trop loin ni trop longtemps.

Cette sortie, c’est un moment de joie, on entend les enfants jouant avec les petits crabes (étrilles) qui se tapissent dans les rochers garnis de moules. Pourtant il faut prendre garde, car au loin, l’eau remonte déjà très vite. En haut, les garde-côtes veillent sur les imprudents qui pourraient se laisser surprendre. La mer reprend ce qu’elle a donné, en quelques minutes et avec une force incomparable. Avançant à pas de géant, la marée recouvre l’espace laissé libre un peu plus tôt. Les courants qui se déploient alors dans les canaux et les rivières rendent impossible toute avancée à pied. Les drames y sont courants, si bien que chaque année les interventions en hélicoptère se font plus nombreuses. Les touristes peu expérimentés ne voient pas l’eau arriver dans les canaux et se retrouvent encerclés. Pour se sauver, il ne reste plus qu’à trouver un caillou encore émergé et agiter les bras en attendant les secours. Ce jour-là encore, les sirènes des gardes retentissent pour avertir un gourmand qui ne veut pas abandonner son butin de coquillages.

Ici comme ailleurs, les histoires et les légendes bercent un endroit où la vie peut être si rigoureuse qu’il faut prendre des risques pour survivre. Cette nécessité est mère d’entraide. Et à l’image de nos hôtes, la culture de l’accueil et de l’entraide est fondamentale. De ces pêches, il reste des histoires fabuleuses que l’on se raconte encore le soir. À l’image de notre rencontre avec la famille Degive, elles parlent de mésaventures et de miracles qui jaillissent constamment de cette baie abondante.


Texte

Benjamin Martinet

Photos

Mathieu Lachapelle

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