Dompter le roc
Nous nous étions levés avant le soleil pour rejoindre Jonathan qui voulait nous montrer son endroit préféré, un lieu secret qu’il avait découvert au cœur de la nature pour faire du « bloc » : de l’escalade sur une formation rocheuse, sans cordes ni harnais. Alors que nous marchions derrière lui dans un sillon d’herbes hautes gorgées de rosée qui s’inclinaient comme pour nous saluer, la nature se faisait de plus en plus dense. Si on nous avait dit que les éléments extérieurs ne pouvaient atteindre cette capsule naturelle secrète, nous l’aurions cru; ni la pluie, le vent ou le brouillard nous avaient suivis et même la lumière peinait à traverser le feuillage épais.
Sur fond de silence feutré commençait à se dessiner une fresque sonore au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans l’épaisse forêt; le gargouillis continu du ruisseau s’accentuait pour accompagner le bruit des branches qui craquent et de l’humus qui amortit nos pas consciencieux de ne pas déranger la pureté qui nous entoure. Fougères, lichen et champignons colorés se multipliaient au fil de notre avancée, puis devant nous, tel un gros dinosaure doux, elle se trouvait juste là, la formation rocheuse dont Jonathan nous avait parlé – une grosse roche déposée sur deux autres, vestiges d’une culbute minéralogique datant de quelques milliers d’années. Faisant trois mètres sur cinq mètres environ, on devine la difficulté que présente l’escalade de ce bloc naturel
Mais contrairement à l’escalade, Jonathan nous explique que faire du bloc ne consiste pas à grimper d’immenses flancs de montagne, mais plutôt d’arriver à monter une petite formation plusieurs fois pour arriver à la prise finale, ou même, à la chevaucher. Et ce, sans équipement spécifique, ni cordes, ni harnais, ni casque. Juste à mains nues. Le défi se trouve dans l’ascension éprouvante qui nécessite habileté mentale, force physique et esprit d’analyse aiguisé puisqu’il faut visualiser son parcours avant de grimper.
Préparer la surface
Il y a plus de cinq ans déjà que Jonathan brosse et soigne cette paroi rocheuse, qu’il a découverte par hasard, comme si elle était sienne. Avec une brosse métallique, il la dénude amoureusement de ses débris et de l’excédent de mousse qui y pousse. Il saupoudre allégrement les fissures avec une poudre blanche, la magnésite, pour assécher la pierre et augmenter l’adhérence des prises naturelles que son œil aguerri a su discerner sur cette surface poreuse. Il en enduit ses mains.
Alors que la magnésie nous neige dessus, il nous explique les bases. Il enfile ensuite ses chaussures spéciales dans lesquelles ses orteils sont recroquevillés, compactés et surélevés de façon à faire du pied un membre entier, paré à s’accrocher. Les semelles sont plus minces et molles que celles des chaussures ordinaires, ce qui permet au pied de ressentir les variations de la surface, de percevoir les petits accrocs dont certains deviendront des prises.
L’ascension
Et il s’élance sous notre regard à la fois curieux, obnubilé et inquiet, doutant de l’efficacité du crash pad, son matelas de réception servant de filet de sécurité en cas de chute. La bête minérale se laisse apprivoiser, se laisse monter. Le lichen épais qui la recouvre lui donne l’apparence d’un gros animal vert et laineux, docile et bienveillant menant Jonathan vers son « rétablissement », terme pour définir la prise finale du parcours.
Parce qu’il semble réellement y avoir cette complicité entre le grimpeur et la surface; les mains de Jonathan s’immiscent dans les crevasses les plus subtiles, qui elles s’entrouvrent à lui, apprivoisées, avec une confiance qu’il a durement gagnée. Il se suspend telle une araignée, comme si de rien n’était, comme s’il ne pesait qu’une plume. Ses muscles, qui obéissent à sa pensée, se contractent maintenant comme dans une danse calculée et tout en lenteur.
Témoins de cet effort exténuant, on arrive à voir tous ses muscles se réorganiser, révélant la topographie secrète de son corps entier. Un rappel frappant : le corps humain est une machine redoutable à laquelle on peut tout enseigner. Sa peau, ses veines, ses ligaments, son pouls qui tambourine derrière la peau de sa gorge, la sueur qui suinte et qui finit par perler dans les crevasses; tout son corps est en symbiose, chaque membre supportant l’autre.
Le souffle court et bruyant, le corps qui ne ré- pond qu’à l’instinct et à l’adrénaline, Jonathan défie maintenant la gravité, puis attaque la paroi en surplomb, les membres vers les plafonds rocheux et le dos au sol. Un moment intense qui, en se répétant, a fini par sculpter son corps avec précision, de la même manière que la paroi rocheuse dévoile ses sillons exigus. Plus rien n’a d’importance, il suffit de s’agripper, de tenir bon et d’avancer. Et lorsque ses bras ne peuvent plus tenir, il se jette par terre en position accroupie pour amortir sa chute, tombant immanquablement sur ses pieds, habile et léger comme un chat.
Et cette chorégraphie se poursuit plusieurs minutes, voire plusieurs heures, jusqu’à ce qu’un des deux ait gagné sur l’autre; l’humain ou la pierre. Avec son expérience, Jonathan, lui, aurait sans doute pu continuer toute la journée, mais nos estomacs ne demandaient pas mieux que de faire la pause pour se rassasier; c’est aussi éprouvant pour Jonathan de grimper que pour nous de le regarder se tordre et se suspendre dans tous les sens, tel un acrobate, ou même de comprendre comment il fait pour y arriver!
Nous l’avons donc mis au défi de cuisiner un couscous facile à réaliser, une recette qui se fait avec presque rien et dont tous les ingrédients s’apportent facilement dans un sac à dos. Ses doigts agiles et puissants s’agrippaient maintenant à une patate douce alors qu’il en coupait des cubes pour les faire tomber dans le chaudron; contraste marquant entre le bloc rocheux et la chair orangée qui se fendait sous la lame de son couteau.
Autour du couscous fumant qui se gorgeait de bouillon, Jonathan nous a fait l’éloge de ce sport en pleine effervescence qui le ramène à son instinct, à ses réflexes primaires. Quand il grimpe, il laisse tout derrière; il contre l’inertie, l’enlise- ment. C’est un véritable épicentre d’énergie qui secoue le corps comme l’esprit, qui lui procure un sentiment de liberté ultime, dans lequel il apprend à manœuvrer son corps, à étudier ses propres mouvements, mais surtout, qui l’immerge dans une solitude qui n’a rien de lassant.
Texte
Hélène Mallette
Photos
Mathieu Lachapelle