Jungle ivoirienne
Il est 15 h. Le dense soleil africain se fraie un chemin à travers les lianes et les grands arbres tropicaux. Les rayons dorés tracent des sillons dans l’air humide. Paisiblement installée au creux des draperies d’une haute cabane, je me laisse bercer... Par le chant d’oiseaux qui m’étaient jusqu’alors inconnus. Par le vent qui fait danser les feuilles des palmiers. Par cette forêt tropicale qui m’entoure, qui m’enveloppe dans son étreinte. Je laisse mes paupières se refermer doucement. Une vague d’émotions m’envahit. Comment ce pays réussit-il à me transporter dans une effervescence continue?
TOILE DE FOND
La situation de la Côte d’Ivoire est précaire. Depuis la guerre civile qui a éclaté aux élections de 2011, le contexte politique du pays ravive souvent des violences. À l’étranger, les richesses culturelles ivoiriennes sont trop fréquemment étouffées sous les malheurs du pays et le taux de criminalité, en constante augmentation.
Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, est une ville vivante et agitée. Elle est la reine des nuits chaudes et de la cuisine de rue pimentée. Avec les 4,7 millions d’habitants qui circulent entre ses rues, elle donne le sentiment de se trouver au creux d’une fourmilière humaine. Son brouhaha continu s’amplifie le soir, lorsque le soleil laisse place aux parfums des maquis de nuit – ces petits kiosques où l’on fait griller poissons, poulets et escargots, accompagnés de tous les délices gustatifs ivoiriens.
L’EXPÉDITION
À l’heure où les coqs chantent, j’ouvre la porte de mon appartement situé dans un quartier populaire d’Abidjan. En une seconde, je suis submergée par la vie. Une énorme vague de chaleur, de bruits – d’humains. Contrairement aux autres matins, où j’embarquais dans les woar woar, les transports collectifs à destination du quartier des affaires, ce matin, je quitte la civilisation.
Déjà 9 h. Je sors mon visage par la fenêtre et laisse le vent fouetter mes joues rougies par le soleil qui plombe déjà. Le bourdonnement de la ville littorale devient un murmure lointain, et les immenses forêts de palmiers défilent maintenant devant mes yeux. Rassemblés, ces arbres m’apparaissent forts et majestueux. Puis, comme un trésor au milieu de la flore tropicale, jaillit le Domaine Bini. « Akwaba! » s’écrit chaleureusement Monsieur Bini. Cette expression ivoirienne est utilisée à la grandeur du territoire pour souhaiter avec tendresse la bienvenue aux gens que l’on accueille.
REDORER LA CULTURE ANCESTRALE
Comme à une « mama » à qui il aimerait rappeler ce qu’elle lui a transmis, Jean-Marc Bini met tout son cœur à honorer les traditions culinaires de son pays aux mille saveurs. Dans le domaine qu’il a érigé au cœur de la jungle, il œuvre à valoriser le partage des savoirs et à perpétuer les pratiques ancestrales pour célébrer la culture ivoirienne. Son projet s’inscrit dans les initiatives citoyennes précieuses qui souhaitent redonner à la Côte d’Ivoire toute la douceur qu’elle mérite.
L’aventure culinaire débute avec une noix de coco fraîche et du vin de palme, à déguster dans de grandes cuillères en courges séchées. Alors que mes papilles se rafraîchissent, l’idéateur des lieux nous raconte le rêve derrière son site de tourisme agro-écologique et écoresponsable. « À mes yeux, il est essentiel pour l’émancipation de notre peuple que les Ivoiriens se souviennent de la richesse de leur culture. Qu’ils se réapproprient le savoir-faire et le savoir-être des ancêtres », explique Jean-Marc, les yeux emplis de fierté.
C’est un projet de communauté. Arsène, un jeune guide, m’entraîne dans la forêt à la découverte de la flore qui constitue le patrimoine ivoirien. Nous traversons une plantation d’hévéas, qui servent à la fabrication du caoutchouc. La scène est marquante. Le long de chaque tronc d’arbre sont taillés des sillons d’où s’écoule un liquide blanchâtre récupéré par un bol, qui rappelle visuellement la récolte de l’eau d’érable. Nous traversons ensuite les plantations de palmiers à huile, de poivriers et de papayers. Nous nous attardons plus longuement à la cabosse, le fruit du cacaoyer, dont la légende dit contenir l’élixir de jeunesse éternelle. Reconnue comme le trésor ivoirien, l’amande de ce fruit, une fois fermentée, torréfiée et broyée, donne le cacao tel que nous le connaissons. Fraîche, elle est gélatineuse et des plus amères, mais grillée et caramélisée, elle goûte le ciel!
L’HEURE DU REPAS
Sur une longue table, un festin est servi dans de remarquables plats sculptés à la main. Tous les mets font partie de ceux que l’on trouve normalement dans les rues de la capitale. Ils sont absolument splendides. Ici, nous mangeons avec nos dix doigts, sur de grandes feuilles de bananiers. L’alloco, le foutou et l’attiéké accompagnent les grillades. Et pour couronner le tout, sont versées les opulentes sauces à saveur d’arachides, de fleurs de palmier et d’autres légumes africains.
La banane plantain représente le cœur des recettes ivoiriennes. Pour la préparation de l’alloco, ce fruit est coupé en morceaux et frit dans l’huile bouillonnante. Le foutou, pour sa part, est une pâte collante à base de manioc, servie sous forme de boules. Mais l’attiéké est probablement l’accompagnement le plus populaire du pays. Fabriqué à l’aide de manioc fermenté, il s’apparente un peu à un couscous au goût acidulé. Dégustées avec du piment fort, en abondance, ces recettes traditionnelles me font saliver. Le repas se termine avec un petit verre de koutoukou, un digestif local à base de palmier, capable à lui seul de sup-planter toutes les saveurs ingérées plus tôt.
Ce qui reste de la journée est ponctué de petites douceurs pour digérer lentement l’explosion gustative du repas.Même à des kilomètres de là, les saveurs m’évoquent tout l’amour que j’éprouve pour ses habitants. La Côte d’Ivoire m’aura marquée à jamais.