Centre Songhaï
UN JOUR À LA FERME
C’est à la sortie de Porto-Novo – la capitale du Bénin – que s’étalent les 22 hectares luxuriants du centre Songhaï. Dans cette ferme autosuffisante, une poignée d’irréductibles paysans béninois et leurs apprentis produisent des fruits, des légumes et autres trésors sans épuiser les sols, en agriculture bio et sur un schéma de ville verte, à l’opposé du modèle dominant de l’agriculture conventionnelle.
On en oublierait presque les torrents de pluie qui se sont déversés sur nos têtes il y a quelques minutes tant le soleil est agressif. L’air brûlant de cette fin février manquerait quasiment de nous assommer, quand ce n’est pas l’humidité tropicale qui rend le corps poisseux, fébrile. Derrière les murs du centre Songhaï pourtant, on s’active : sur le sol en terre battue de l’allée principale, les tongs en plastique des étudiants pressés soulèvent de petits nuages de ce sable rouge si caractéristique de la région. L’entrée de la ferme – avec son point d’accueil, ses rangées de palmiers, son bar-restaurant et sa petite épicerie – a pris des airs de campus à l’américaine, tout en continuant de cultiver son tropisme paysan.
Au milieu du flot d’apprentis en polos vert et blanc – floqués du slogan « Songhaï : l’Afrique relève la tête! » – Modeste Ahonon est repérable à son boubou orange et bleu. Le jeune homme, l’air réjoui et masque sur le menton, enchaîne les accolades et les signes de la main à ses ex-camarades de classe. C’est la première fois que l’ancien étudiant repasse à Songhaï depuis qu’il a son diplôme en poche : « En maraîchage et production animalière », annonce-t-il, une pointe de fierté dans la voix. En s’attardant sur le sourire timide de Modeste, on pourrait penser qu’il est tout juste tombé du nid, mais sa détermination semble solide : « Je viens d’acheter deux hectares de terrain et je lance officiellement mon exploitation demain », lâche-t-il sereinement.
Produire sans casser la « machine » terre
C’est ici que Modeste a tout appris. De la fertilisation des sols sans utilisation d’engrais chimiques à la gestion d’un cheptel de cochons, de chèvres ou même d’autruches. En 18 mois, l’adolescent qui s’ennuyait sur les bancs de la Faculté des sciences agronomiques d’Abomey-Calavi s’est transformé en agriculteur lucide et aguerri. Car depuis 1985, la majorité des apprentis fermiers qui passent le portail du centre Songhaï en ressortent rompus aux techniques agroécologiques et adeptes d’une philosophie paysanne commune : travailler avec la nature et non contre elle.
C’est cette conscience et ce respect des mécanismes de la nature que le prêtre dominicain Godfrey Nzamujo a voulu propager en créant le centre Songhaï il y une trentaine d’années. Il n’y a qu’au Bénin – sur un hectare de mauvaise terre cédé par l’ancien régime communiste – que l’ecclésiastique nigérian réussit à s’établir pour lancer son projet de ferme autosuffisante. Depuis, son utopie écologique s’est concrétisée : 22 hectares cultivés en bio aux portes de la capitale, des répliques du centre dans une dizaine de pays africains et plus de 4 000 étudiants passés par les formations – gratuites pour les Béninois – de la maison-mère.
« Songhaï, c’est le nom d’un ancien empire ouest-africain du XVe siècle qui s’étendait du Sénégal au Nigéria », déclare Amour Tonoukin en s’enfonçant d’un pas nonchalant dans les terres de la ferme. « Notre institution est un empire d’un genre nouveau, qui contribue au développement de l’Afrique à travers la pratique d’une agriculture reposant sur le biomimétisme », poursuit-il. De temps à autre, la voix du guide disparaît sous le caquètement des pintades et des cailles, dispersées dans les enclos qui longent notre chemin. « Les cages des poules sont surélevées pour permettre de récupérer les fientes, qui sont ensuite transformées en biogaz, ajoute Modeste. C’est avec cette énergie que les cuisines des bâtiments sont alimentées, au lieu d’utiliser du bois ou du charbon. » Le jeune agriculteur énumère pêlemêle les panneaux solaires qui permettent d’éclairer une section de la ferme, les graines de jatropha métamorphosées en biocarburant ou les jacinthes d’eau qui filtrent une partie des eaux usagées…
La ferme est connue – au Bénin et hors de ses frontières – pour les résultats de son modèle autonome et durable : là où les exploitations agricoles installées en conventionnel produisent une tonne de maïs, la ferme Songhaï en produit le double. La preuve, s’il en fallait encore une, que le mode d’emploi utilisé par l’agriculture industrielle n’est pas le bon. « Lorsque j’étais encore à la fac en sciences agronomiques, nous n’abordions jamais la question du renouvellement des sols ni de la culture biologique. Il a fallu que j’arrive ici pour prendre connaissance de ces enjeux et mettre les mains dans la terre », se souvient Modeste. Pendant sa formation, il a pu voir s’épanouir les bananiers, observer la manière dont les ananas sortent de terre et étudier la vitesse de reproduction des colonies d’escargots, dont la gastronomie béninoise raffole.
Il faut dire que le centre Songhaï produit pratiquement de tout et en quantité : laitues, concombres, gombos, sorgho, porcs, cocotiers, poules pondeuses et même les briques qui servent à construire les habitations. Modeste ne veut pas entrer dans les détails, mais il le concède : « Ici, ça a parfois été comme dans un camp militaire. » Levé aux aurores, aux champs toute la journée, logé dans des dortoirs bondés… Les conditions d’études ont été rudes, mais l’enseignement inestimable, parole d’agriculteur.
UN LABORATOIRE À CIEL OUVERT
En dépassant les bassins de pisciculture et la zone de séchage des grains de riz, on mesure un peu plus l’étendue du domaine. Dans chaque recoin de la ferme, on s’affaire, on laboure, on moud, on pioche. Contre le mur en béton d’un entrepôt, une montagne de fruits du palmier attend de passer au pressoir, « pour en faire de l’huile », nous informe la religieuse qui chapeaute l’opération. Cette huile rouge non raffinée, indétrônable des tables africaines – et injustement boudée par la cuisine occidentale – est vendue directement sur place, dans la petite épicerie qui jouxte le bar-restaurant.
« C’est une valeur ajoutée de savoir transformer ce que l’on a produit », explique Amour en s’arrêtant devant le hangar où, l’après-midi, les étudiants de la filière Transformation artisanale embouteillent jus d’ananas, d’orange, de baobab ou de gingembre. Sur les étals de la boutique, on retrouve, sous une autre forme, ce qui était il y a peu de temps accroché aux arbres ou enfoui sous la terre : confitures de mangue et de papaye, biscuits à la noix de coco, savons à l’aloès et au karité, poudres d’ail ou de piment et céréales en tout genre.
Sur ses deux hectares fraîchement acquis, à côté de la petite ville de Bohicon, Modeste veut y aller progressivement : « Je vais d’abord planter de la grande morelle et installer quelques lapins sur l’exploitation, qui m’aideront à faire du compost et que je pourrais aussi vendre. » Choisir une plante à la base de l’alimentation béninoise, la grande morelle, un genre d'épinard, et des animaux dont le fumier servira à nourrir les sols est un choix stratégique pour le jeune agriculteur qui compte également vendre ses produits – bruts comme transformés – à la ferme et au marché. « Ensuite, je sèmerais des tomates, du basilic et de l’amarante. »
Tout juste arrivé dans la région, Modeste pourra également compter sur les quelques agriculteurs voisins, d’anciens étudiants que le jeune homme n’hésitera pas à contacter si les débuts sont trop difficiles. « Songhaï, c’est aussi un réseau d’entraide. Je suis resté en contact avec beaucoup de camarades de classe et j’espère qu’il y aura un peu de solidarité », nous glisse-t-il, pas vraiment inquiet de se savoir en compétition sur une même zone géographique.
Il faut dire qu’à l’heure où l’insuffisance alimentaire, le chômage et l’exode rural sont encore des problématiques ouest-africaines, le modèle Songhaï pourrait être une partie de la solution. « Nous sommes là pour renverser la tendance. L’Afrique ne peut pas toujours être la dernière de la classe, le petit pauvre qu’il faut traiter avec compassion dans le meilleur des cas, avec dédain le plus souvent », revendiquait récemment le prêtre Nzamujo.
La démarche serait donc aussi politique qu’écologique : dans un cadre où les agriculteurs africains produiraient suffisamment de richesses pour leur continent, le modèle mettrait un terme à la vente de terres aux multinationales et permettrait aussi de baisser le taux d’importation des denrées alimentaires.
En observant trois apprentis retourner le compost avec frénésie dans cette chaleur de hammam, on a envie d’y croire. Pour ce pays, petit en superficie, mais vaste par sa culture et son innovation. Pour Modeste aussi, dont l’aventure imminente est incertaine, mais qu’on voudrait prospère. Et pour nous, qui voyons – c’est sans doute cliché – l’horizon se dégager.