Cultiver les savoirs

Sur la route, aux environs de Cuzco au Pérou, j’aperçois à travers les nuages une sorte de temple perché sur le flanc de la montagne. Ce n’est pas un temple. C’est un grenier inca. Installé à la bonne altitude, de manière à être exposé aux grands vents, où la circulation d’air est constante, l’endroit est idéal pour conserver les denrées entre les récoltes, et même pendant des années. Il n’y a pas à dire, les Incas avaient beau être doués en architecture, ils avaient incontestablement le pouce vert et maîtrisaient l’art du zéro déchet bien avant l’invention du mot-clic.

Même constat en arrivant au site archéologique de Moray, où se situent les fameuses terrasses aux allures d’amphithéâtre, où les Incas faisaient des expériences agricoles. À 3 500 mètres d’altitude, ils y testaient la culture de diverses plantes sur des surfaces s’étalant sur différents niveaux. En effet, chaque palier mesure de deux à trois mètres de haut et suit l’inclinaison naturelle de la montagne. Des pierres emboîtées sont installées au bout de chaque palier, de manière à les maintenir en place, mais aussi à retenir la chaleur des rayons du Soleil pendant le jour, afin de la diffuser dans la terre pendant les nuits fraîches. Tout un système d’irrigation a aussi été pensé et conçu pour irriguer convenablement chaque terrasse.

C’est à un jet de pierre de cet endroit emblématique de la culture agricole inca qu’est installé Mater Iniciativa, le centre de recherche du chef Virgilio Martinez et de son extraordinaire équipe. Celui que nous avons découvert dans l’épique série documentaire Chef’s Table sur Netflix a entrepris son projet de recherche à Lima, en lien avec son restaurant Central, nommé 6e meilleur restaurant au monde, selon le palmarès de The World’s 50 Best Restaurants en 2018. De fait, chaque moment (service) de son menu dégustation met en vedette les aliments, plantes et fleurs qui poussent à une certaine altitude au Pérou. Son équipe explore tous les écosystèmes, de la jungle amazonienne à la puna glaciale, pour documenter les espèces du pays, leur utilisation médicinale ou culinaire et toutes les traditions qui les entourent. En collaboration avec les peuples autochtones qui vivent à même ces écosystèmes, ils prennent aussi le temps de tisser des liens honnêtes et respectueux avec eux.

Au laboratoire de Moray, l’équipe s’intéresse spécifiquement aux espèces de la région qui figurent d’ailleurs au menu du restaurant MIL, dans le même espace. C’est donc dans la petite maison de terre au toit en chaume que tout prend forme et que les espèces ancestrales reviennent à la vie, par l’entremise du savoir-faire des anciens vivants dans les deux communautés avoisinantes.

Dans l’entrée, des dizaines de plantes sont épinglées sur des cordes, en train de sécher, avant d’être apposées dans un magnifique herbier.

Il y a beaucoup d’informations qui se sont perdues à travers le temps. Nous demandons donc aux personnes âgées de la communauté de cueillir des plantes, de nous apprendre leur nom commun et leur utilisation traditionnelle. Puis, nous les documentons parce que nous ne voulons pas perdre ce savoir. Nous avons plus de 250 plantes dans notre herbier en ce moment.
— María Pía Uriarte, codirectrice des opérations de Mater Iniciativa

Au-delà de l’identification des plantes, les membres des communautés de Mullak’as-Misminay et Kacllaraccay aident aussi aux semences, à la culture et aux récoltes des plantes. Ils sont donc payés pour travailler la terre avec leurs précieuses connaissances transmises de génération en génération. Par exemple, ils utilisent différentes solutions à base de plantes et de piments forts pour éloigner les insectes nuisibles au lieu d’utiliser des intrants chimiques. Ils peuvent ensuite garder 50 % des récoltes pour leurs propres besoins. Le reste se retrouve sur la carte du MIL et du Central, puisqu’ils ont un moment (service) dans leur menu dégustation consacré à l’environnement de Moray.

Mais avant que cette collaboration ne voie le jour, il a fallu du temps pour gagner la confiance des membres de la communauté et leur faire comprendre la vision de Mater Iniciativa. « Au départ, ils étaient un peu inquiets de nous transmettre leurs connaissances, parce que nous sommes dans leur environnement, ajoute María Pía Uriarte. Nous sommes des touristes ici, même si nous sommes péruviens. Cela nous remplit donc de joie quand nous gagnons la confiance de quelqu’un dans la communauté. »

Ce lien de confiance s’est notamment tissé grâce au travail minutieux de l’anthropologue Francesco D’Angelo, qui s’est rendu dans les villages pour expliquer comment Mater Iniciativa pouvait contribuer au bien de tous. « J’ai fait un travail de terrain pendant un mois avant d’inclure les communautés dans le projet, précise-t-il. La réciprocité et la redistribution sont au cœur des pratiques les plus importantes dans ces communautés.

Par exemple, le partage des repas, des tâches de travail et aussi, de la chicha de jora (bière de maïs) est ancré dans leur quotidien. Pendant le jour, les femmes préparent la chicha et les repas, alors que les hommes travaillent au champ. Mais à la fin de la journée, tout le monde se retrouve pour danser et célébrer le fait d’avoir tous travaillé ensemble. » Or, après chaque journée de travail, un verre de chicha de jora est offert à tout le monde chez Mater Iniciativa, afin de maintenir la tradition du « travailler ensemble ».

C’est aussi une façon toute simple de remercier les membres des communautés d’être venus travailler dans leurs champs. « Contrairement aux organismes non gouvernementaux (ONG), nous ne faisons pas la charité, ni de dons, insiste Francesco D’Angelo. Ces gens ne travaillent pas pour nous, ils travaillent avec nous. C’est une pratique habituelle pour ces communautés de bâtir une relation sociale entre eux. Mais c’est aussi une pratique qui est en train de se perdre. » Dans certains villages, depuis que les tisseuses ont commencé à gagner beaucoup d’argent en vendant leurs créations aux touristes, le troc se fait de plus en plus rare. Elles n’ont plus le temps de partager du temps, justement. « C’est correct aussi, parce qu’elles ont besoin d’argent, ajoute Francesco D’Angelo. Mais, c’est bien de voir que certaines communautés maintiennent cette façon de faire, malgré tout. Puis, nous bénéficions à notre tour de leurs connaissances et de leur aide précieuse. Nous apprenons aussi comment partager nos apprentissages et nos observations avec des gens qui ne comprennent pas comment fonctionne une communauté paysanne. » Une notion si simple, mais qui tend à se perdre dans l’oubli, ici comme ailleurs.

En plus d’inclure les communautés dans les champs, il y a toujours deux postes de disponibles dans la salle à manger et en cuisine chez MIL. « Nous ne voulons pas qu’une seule personne en bénéficie, précise María Pía Uriarte. Chaque communauté vient pendant un mois et après, c’est au tour de la communauté voisine. C’est très intéressant, parce qu’elles nous renseignent aussi à propos des techniques de cuisson traditionnelle et de certains ingrédients. Par exemple, un de nos desserts comprend des pommes de terre déshydratées par le froid (chuño blanc). »

À propos du partage de connaissances, Virgilio Martinez insiste pour que les résultats de leurs expérimentations soient accessibles à tous. Ce faisant, ces précieuses informations sont inscrites sur les murs de verre du laboratoire, comme les recettes de toutes leurs fermentations. Autour du jardin intérieur, il y a d’ailleurs plusieurs bouteilles contenant diverses plantes et autres denrées, notamment de petits poissons en pleine transformation. Mais qui dit altitude, dit adaptation des recettes, surtout quand l’activité des micro-organismes est impliquée. « Toutes les recettes provenant de Lima doivent être ajustées à cause de l’altitude », explique Diego Malhue Ramírez, codirecteur des opérations et roi de la fermentation.

« Par exemple, cela prend deux fois plus de temps pour fermenter des aliments ou des boissons. Il faut aussi ajouter deux fois plus de sucre pour obtenir le même résultat qu’au niveau de la mer, sinon il n’y a pas de bulles. »

Originaire du Chili, Diego Malhue Ramírez a étudié en gestion des affaires, après quoi il a travaillé en tant que cuisinier aux États-Unis et en Europe. Puis, arrivé au Pérou, il a fait appel à ses connaissances en finance pour le bien de son poste à Mater Iniciativa.

Par ailleurs, il s’occupe aussi du bar de MIL, où il prend un malin plaisir à utiliser ses fermentations pour allonger les cocktails de la maison. « Le simple fait d’être ici, isolé, me permet d’approfondir mes connaissances, confie-t-il. Puisqu’on manque parfois d’électricité et que l’internet ne fonctionne pas toujours, je lis beaucoup plus qu’avant et j’apprends différemment. La communauté m’a aussi appris à être plus patient. Il faut laisser la nature faire son travail. À ce sujet, je crois que Mater Iniciativa m’a surtout permis de me reconnecter avec la nature. »

La nature, cet espace si vaste, plus grand que nous, essaie souvent de nous ramener à elle, de nous rappeler d’où nous venons, qui nous sommes, et vers où aller. Au fil des époques, les temps changent, pas toujours de la bonne façon ni pour les bonnes raisons. L’exploit de Mater Iniciativa est sans doute une merveilleuse exception qui confirme la règle. « D’une certaine façon, nous voulons faire changer les choses, notamment la perception de nos voisins envers nous, mais aussi la façon dont les gens des grandes villes comme Lima perçoivent les paysans ou les membres des communautés autochtones », conclut Francesco D’Angelo.


Texte

Catherine Lefebvre

Photos

Jad Haddad

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