L’île sans couleurs

D’une culture à l’autre, les mœurs traversent les époques et subsistent de siècle en siècle par l’oral, l’écrit, l’art, la religion, etc. Mais qu’en est-il de la génétique? Peut-elle définir l’identité d’un peuple et perpétuer certaines de ses caractéristiques au-delà de la similitude des traits physiques? Dans de rares cas, et dans des circonstances exceptionnellement singulières, la génétique, comme mue par une volonté surnaturelle, arrive à tronquer le cours de l’hérédité et à en redessiner une branche qui traversera le temps, telle une vieille légende.

C’est tout particulièrement ce qui s’est produit en Micronésie à la fin du 18e siècle, lorsqu’un typhon cataclysmique est venu réécrire le cours de l’histoire du minuscule atoll de Pingelap, situé au nord-est du Pacifique.

Seulement 20 personnes ont survécu à ce désastre naturel, dont le roi de l’atoll, Mwahuele. Ce dernier a conçu beaucoup d’enfants avec différentes femmes de la communauté, et, avec le temps, de plus en plus d’habitants de l’île se sont mis à manifester des problèmes de vision. C’est que le roi portait en lui une maladie, un rare codage génétique provoquant un daltonisme complet : l’achromatopsie. Tel un souvenir familial qu’on lègue au fil des générations, cette maladie héréditaire a gravi les siècles et afflige aujourd’hui un impressionnant pourcentage des habitants de l’île. La plupart d’entre eux présentent une acuité visuelle réduite, une hypersensibilité à la lumière les contraignant à cligner des yeux continuellement ou à garder les yeux fermés en plein jour, ainsi qu’une incapacité totale à discerner les couleurs.

Sanne De Wilde, une photographe belge, s’intéresse particulièrement aux rares cas génétiques contribuant à définir l’identité de différents peuples dans le monde. Dans son ouvrage intitulé The Island of the Colorblind, elle s’est penchée sur cette communauté insulaire qui perçoit la vie en noir et blanc. L’idée de se placer derrière le regard des Pingelapiens a vite supplanté son envie de simplement documenter le phénomène; elle voulait voir le monde à travers les yeux de ces achromates. Armée d’un appareil photo converti aux rayons infra rouge (le rouge étant la couleur la plus facile à percevoir par les habitants de l’île), elle a redéfini sa propre vision de la couleur pour comprendre l’univers des habitants. Ainsi, la végétation prenait des teintes de pêche et de rose pastel alors que des bleus, violets et rouges s’immisçaient dans les fresques les plus inusitées.

Dans un second temps, Sanne De Wilde a fait une série de photos en noir et blanc, toujours à Pingelap, la replongeant dans ses premières expériences photographiques, du temps où elle travaillait en argentique et développait ses clichés dans une chambre noire. À son retour, elle a demandé à des achromates néerlandais de peindre directement sur ses photos pour y ajouter des couleurs. Ces derniers, n’arrivant pas non plus à discerner les pigments, ont relaté l’impression de peindre à l’aveugle, en ajoutant du gris sur du gris. Cette expérience les a confrontés à leur propre passé et les a ramenés au moment où, enfants, ils ont réalisé qu’ils voyaient le monde différemment de leurs camarades. Les œuvres réalisées par ces achromates sont fort intéressantes et font naître incontestablement des interrogations sur notre propre perception des couleurs : percevons-nous tous les couleurs de la même façon? Le bleu, pour moi, n’est peut-être pas la même couleur pour vous…

Par la suite, Sanne De Wilde a mis sur pied une installation artistique dans laquelle elle invitait des visiteurs à s’immerger dans l’univers des achromates pingelapiens. L’installation consistait en une petite pièce dans laquelle les sujets s’installaient à une table pour peindre sur différentes photos de Pingelap prises par Sanne : des paysages, des habitants, des scènes du quotidien.

Dans cette pièce, l’éclairage variait du rouge au bleu, au vert, suivi d’épisodes stroboscopiques, puis de noirceur totale simulant le clignement des yeux rapide et constant des Pingelapiens. Dans cet éclairage coloré, il était impossible de différencier les pigments de la peinture, ce qui sortait inévitablement les gens de leur zone de confort. Munis d’un casque d’écoute, ils étaient accompagnés d’un narrateur les guidant dans leur expérience. Tour à tour, ils se sont mis à peindre avec innocence, ne se souciant plus des conventions, ne faisant plus attention d’utiliser les « bonnes » couleurs.

Dans la promesse d’une œuvre éblouissante, ils se sont abandonnés à leurs pinceaux, se laissant bercer par la voix du narrateur qui les avait paisiblement plongés dans l’univers de Pingelap :

Comment colorierais-tu le monde si tu pouvais le repeindre dans ton esprit? Que vois-tu?

Vois-tu les couleurs?

Vois-tu les vraies couleurs?

As-tu envie de cligner des yeux?

La lumière est-elle trop vive? Peux-tu voir dans le noir?

Ferme tes yeux.

Que vois-tu?

Te souviens-tu du vert des feuilles de palmier?

Peux-tu imaginer le bleu de l’océan?

La couleur de la rivière?

Des fleurs?

D’un visage? Des mains?

Ouvre tes yeux.


Texte

Hélène Mallette

Photos

Sanne De Wilde

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