Les îles Féroé

Nos talons se cramponnent de leur mieux dans un gazon verdoyant, luttant contre le vertige qui nous soulève avec autant de force que ce vent puissant venu de l’Atlantique. Guidés par l’infini qui défile sous nos yeux, nos regards finissent par plonger le long d’une falaise abrupte, lacérée par les vagues azur que l’on devine glaciales. On se sent soudain très loin, petits, et surtout, exaltés. C’est qu’il y a peu d’endroits dans le monde qui chamboulent les sens comme les îles Féroé. Ce petit archipel de 18 îles sculptées dans la lave millénaire émerge des eaux, à mi-chemin entre l’Islande, la Norvège et le nord de l’Écosse. Mais au-delà de ses paysages façonnés par une nature colossale, c’est par sa culture culinaire singulière que l’archipel s’attire aujourd’hui une curiosité internationale. Portrait d’un bout du monde où un terroir improbable prend racine dans la pierre, l’eau et l’air salin.

ÉPIQUES PAYSAGES

Au premier coup d’œil, lorsque l’avion perce les nuages pour entamer sa descente, un panorama minéral se dessine, montagneux, vertical, irréel, comme une carte postale pastichée. Dramatiques et épiques, des crêtes vertigineuses et des fjords sinueux strient la lande pour un effet jurassique in- touché par l’homme. En ses creux, des maisons de pêcheurs rouges, vertes et bleues forment de coquets hameaux côtiers aux pâturages tachetés de moutons désinvoltes. Les îles Féroé se révèlent tout en contraste.

UNE CULTURE DE SURVIE

Les 50 000 habitants de cet archipel isolé ont un rapport bien particulier à la tradition, catalyseur collectif qui protège l’identité de cette province danoise autonome. Ici, on parle le féringien, on vit principalement de pois- son, et on célèbre des rites séculaires avec fierté. Mais surtout, on apprête une cuisine nordique émergente, an- crée dans un terroir à la merci des éléments. Les conditions extrêmes des Féroé ont donné naissance à une culture culinaire propulsée par l’instinct de survie, les Féringiens intégrant à leur alimentation toute créature et verdure provenant de la terre, de la mer et des airs.

Comme le reste de la Scandinavie, qui n’a droit qu’à très peu de jours de beau temps chaque année, le plus grand défi agricole est de conserver des denrées pour la saison froide. Historiquement, c’est en salant, fumant, ou en faisant sécher et fermenter les aliments qu’on traversait l’hiver. Malgré le fait qu’aux Féroé on ne soit jamais à plus de 5 km de la mer, la température invariablement froide (entre -5 et 15 degrés Celsius à longueur d’année) empêche l’eau de pouvoir suffisamment s’évaporer naturellement pour en extraire le sel de la mer, et donc préserver les victuailles par salaison. Les Féringiens ont donc développé une méthode de préservation des viandes et poissons sans sel, unique aux extrémités les plus reculées du territoire nordique : le ræst.

LE RAEST, FERMENTATION FÉRINGIENNE

Si l’industrie du poisson est encore à ce jour l’une des plus importantes de l’archipel, l’élevage de moutons est au cœur des activités pastorales familiales. On y dénombre d’ailleurs davantage de moutons que d’humains(!). Certains fermiers, gardiens de la tradition du ræst, fermenteront une viande de mouton ou d’agneau jusqu’à neuf mois ou feront sécher le poisson, surtout de la morue, pendant deux à trois mois. C’est dans un hjallur, un séchoir de salaison dont les murs laissent suffisamment passer le vent marin, que cette méthode singulière s’orchestre. On saura qu’une patte d’agneau est à point lorsqu’une épaisse couche bleutée aura saisi la chair attendrie par le temps, telle une noble pourriture qui enrichit un grand cru. Mais ce qui est particulièrement fascinant dans la méthode du ræst féringien, c’est que la viande est salée naturelle- ment par la bise très saline qui embaume l’archipel.

Méthode ancrée dans la survivance, le ræst perdure et se raffine aujourd’hui, pour le pur plaisir des pa- lais. Mais il faut savoir que les saveurs puissantes et singulières qui se révèlent au premier contact des papilles déstabiliseront certains gourmets, comme elles en exalteront d’autres. C’est que le goût de la viande maturée à l’air libre n’offre quasi aucun point de référence gustatif. On catégorise d’ailleurs cette préparation dans la grande famille de l’umami, cinquième saveur, typique aux protéines fermentées. Au nez, un amalgame de parfum d’étable, de laine, de fromage bleu. En bouche, une saveur brute, bestiale, avec un brin d’herbe fraîche dont s’est longuement nourri l’ovin.

QUE MANGER, DANS LES ILES FÉROÉ

Au-delà de la viande fermentée, la diète féringienne se compose principalement de poissons et fruits de mer de saison, d’agneau bio et de quelques légumes racines tenaces, comme la pomme de terre, le chou-rave, le na- vet et la rhubarbe. Le climat imprégnera de ses rigueurs chaque légume qui pousse – s’il n’a pas été balayé par le vent avant d’atteindre maturité. Les légumes germeront ici avec tant de lenteur qu’ils ont le temps de se gorger d’arômes : on se targue même d’y récolter des navets aussi juteux et sucrés qu’une poire mûre (ce qu’on peut seconder!).

Cette pantry limitée, radicalement saisonnière, force les chefs féringiens à faire usage d’ingéniosité pour apprêter tout ingrédient disponible à portée de main. Les algues sauvages au goût de truffe sont incorporées au menu, et des herbes indigènes comme l’Angélique sont utilisées comme aromate. Autrefois, les oiseaux de mer étaient à la base de l’alimentation des Féringiens. Encore aujourd’hui, on chasse en fin d’été le jeune fulmar dodu, gibier grégaire vivant à flanc de falaises qui, lorsque dé- logé de son nid par le vent, n’arrive plus à y remonter. L’oisillon engraissé est alors attrapé par les pêcheurs avec des filets avant qu’il ne se noie, et savouré comme plat de saison grandement attendu.

POUR UNE CUISINE NORDIQUE NOUVELLE

Mais ce qu’il faut savoir, c’est que la gastronomie féringienne commence à peine à émerger en tant que manifestation culturelle fédératrice. La cuisine des Féroé s’est toujours mitonnée à la maison, et les denrées lo- cales étaient produites en quantité trop artisanale pour répondre à la demande des restaurateurs. Il y a 10 ans, presque rien de local ne se retrouvait sur les tablées gour- mandes des Féroé; on se fiait par dépit (et par réflexe) à l’importation pour s’approvisionner.

Il aura fallu l’arrivée en scène d’un chef pionnier ins- pirant pour que le vent gastronomique tourne. Leif Sørensen, signataire du Manifeste pour la Nouvelle Cuisine nordique aux côtés de René Redzepi du restaurant Noma (à Copenhague), est revenu vers son archipel natal pour s’en réapproprier le terroir. Sa mission : l’accoler à une vision scandinave à la fois unificatrice et autonome, mais surtout, proche de ses ingrédients locaux. Il remit le producteur au centre de l’écosystème culinaire, et fit un pont entre créativité et tradition. On découvrit tout à coup de nouvelles façons de raconter la gastronomie locale au travers de ses coutumes alimentaires, véritables prismes faisant briller la qualité d’ingrédients incomparables, cueillis, chassés ou pêchés dans un périmètre de quelques kilomètres seulement. Il n’aura fallu attendre que quelques années pour qu’une poignée de jeunes chefs armés de fierté emboîte le pas à Sørensen.

UNE SCÈNE GASTRONOMIQUE BOUILLONNANTE

Depuis peu, Tórshavn, la capitale, a vu sa scène gastronomique exploser, accueillant maintenant son premier étoilé Michelin, le KOKS, et un groupement d’établissements pittoresques habitant d’anciennes maisons de pêcheurs près du port. Au Barbara Fish House on savoure les arrivages du jour en formule immersive : le menu dégustation se partage à la DIY, comme ce poisson frit entier qu’il faut décortiquer soi-même, ou cette théière de bouillabaisse généreuse. À l’adresse voisine, le Ræst, premier restaurant des Féroé à se consacrer entièrement à la méthode de fermentation traditionnelle, sert un pain au boudin coiffé de rillettes de morue séchée en entrée, plat inspiré des souvenirs de jeunesse du chef Kári Kristiansen. Il puise dans les recettes que sa mère et sa grand-mère apprêtaient à la maison pour livrer une expérience culinaire des plus simples et authentiques, protégée des aléas du temps et des tendances. Et ce qui scelle notre douce fascination pour cette cuisine de proximité, c’est qu’elle ne peut être vécue qu’en son territoire. Il faut venir aux îles Féroé pour explorer ses saveurs.

UNE CUISINE À ÉCHELLE HUMAINE

La cuisine des Féroé, domestique comme gastronomique, a pour dénominateur commun une vision intrinsèquement durable et responsable. L’agriculture industrielle est presque impossible à implanter, et même ses entreprises d’exportation de produits de la mer, telle que Kósin, misent sur des certifications rigoureuses pour respecter l’écosystème en place. C’est que les Féringiens ont un rapport très particulier aux ressources et à l’environnement. Une portion importante des habitants est autosuffisante sur le plan alimentaire.

Ils sont fermiers, chasseurs et pêcheurs à leurs heures, comme ce couple de professionnels et éleveurs de moutons qui se plaisent à accueillir en leur cuisine convives et étrangers qui veulent bien vivre un souper typiquement familial des Féroé. Le heimablídni, nouvelle tradition de l’art de recevoir, est un repas chez l’habitant qui permet de s’infiltrer dans un cadre intimiste, et surtout, de capturer l’essence de la mentalité féringienne. Dès votre arrivée, on servira un verre de schnaps à boire communalement, re-rempli jusqu’à ce que chacun ait étanché sa soif (ou réchauffé son gosier), un geste qui donne le ton à une convivialité désarmante.

C’est que cette nature indomptée, combative, a sculpté le caractère des Féringiens, patients et optimistes. La « loi du plus fort » qui régule l’archipel depuis le 9e siècle a imposé aux habitants la nécessité de suivre le rythme naturel des choses. En fin de repas, on acceptera de prendre le temps de laisser le soleil se coucher sans allumer les lumières, pour laisser le crépuscule nous apaiser doucement, une forme de hygge (art de vivre danois centré sur le bien-être partagé et douillet) bien local.

C’est dans cet état d’esprit de baroudeur qu’il faut approcher les îles Féroé, avec résilience, ouverture, spontanéité, et beaucoup de simplicité. Puisqu’on ne se sera jamais assez prêt pour apprécier l’ampleur de ses paysages romanesques, la complexité de sa table, l’affabilité de ses habitants. En quittant ce fief volcanique imprévisible où les éléments règnent en maître, on se dit qu’il y a bien quelque chose à apprendre des Féroé. Que peut-être tout ce qu’il nous faut pour vivre a toujours été là, juste sous nos yeux.


Texte

Catherine Martel

Photos

Mathieu Lachapelle

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