De farine, d'œufs et de lumière

Les quêtes sont faites de mythes, de recherches, d’introspections, et soudain, ou plutôt parfois, l’illumination s’offre à nous tel un cadeau à chérir. L’Italie est un lieu où la passion du terroir et de la gastronomie constitue une composante essentielle de l’identité de ses habitants. Les transformations culinaires y sont flamboyantes et animent le cœur et l’âme des amateurs de bonne chère du monde entier.

DU VOILE DÉLICAT AUX LAMBEAUX

Notre histoire est celle d’une obsession, pareille à celle des habitants d’Émilie-Romagne, cette région du nord-est de l’Italie, qui a fait de la préparation des pâtes fraîches un art de vivre. C’est l’obsession d’une pâte si fine qu’on pourrait y lire le journal au travers. C’est donc l’histoire d’une quête, celle d’aller toujours plus loin, faire toujours mieux, et ce, jusqu’à la rupture. Comprendre et accepter que le mieux est l’ennemi du bien. S’approcher de cette limite sans la franchir constitue un équilibre fébrile et demande audace et entraînement. Car, pour que la lumière traverse la pâte, sa réalisation doit s’inscrire dans la compréhension du moment, de l’instant présent. Les facteurs qui influent sur la qualité sont nombreux : la densité de la farine, la moiteur des mains, la fraîcheur des œufs, le courant d’air par la fenêtre... Il y en a tant à prendre en considération! Trop épaisse, la pâte restera un voile opaque; trop fine, elle se déchirera en lambeaux. C’est à Bologne et à Modène que le secret fut percé dès la Renaissance. Ce secret, nous voulons vous le raconter. Ce secret, c’est celui qui permet de changer farine et œufs en lumière.

MÉTAMORPHOSE DE LA MATIÈRE

Les Émiliens-Romagnols ont conduit l’art des pâtes fraîches à l’état de perfection : leurs recettes sont plus sophistiquées, plus raffinées que partout ailleurs. Les pâtes doivent être d’égale épaisseur, et les formes qu’on leur donne ne relèvent pas du hasard, mais plutôt d’une infinie réflexion. D’innombrables conduits labyrinthiques permettent à l’eau de circuler et de cuire uniformément les tortellinis par exemple. Chaque sauce, chaque farce correspondent à une pâte, la plus adaptée à chaque besoin.

Au commencement, la lumière illumine de milliers de faisceaux la blanche farine. À Bologne, seule la plus fine est utilisée; en conséquence, elle est pauvre en protéines, et c’est en ajoutant les œufs qu’on lui donne vie. Leurs jaunes, comme des soleils, se nichent dans le puits formé par la farine. Le travail des mains va unir ces deux matières jusqu’à ce que la boule soit parfaite. La quête de la pâte idéale est semée d’échecs : c’est l’expérience qui permet de capter la chaleur, la douceur ou le grain qui feront de deux matières un mariage parfait. Quand vient le temps de l’abaisse, à l’aide d’un bâton appelé mattarello ou d’un laminoir, le lien entre les mains, l’objet et la pâte est primordial. Les infimes tensions et variations se communiquent des unes aux autres, et ce n’est qu’en parfaite communion que la magie peut opérer.

L’objectif de cette quête est appelé sfoglia, une feuille qui va s’affiner et s’allonger en la travaillant. Chaque cran du laminoir, chaque pression des bras sur le mattarello écraseront peu à peu la matière, et lentement, la lumière apparaîtra. J’admire Morgan qui manipule cette feuille d’or dans les airs. Ses mains qui lentement se devinent et la pâte qui devient alors si légère, laissant déjà apparaître la pulpe de ses doigts, parfois même le rosé de sa chair. La lumière devient presque matière, elle est palpable, bien que voilée. Elle capte les textures, les infimes grains de farine et les ombres quand elle se replie.

DE L’INITIATION À LA CONNAISSANCE : UN CHEMIN PERPÉTUEL

Les pâtes partagent l’histoire d’une vie qui traverse les générations; patience et sagesse mènent au divin. Seules la persévérance et l’attention permettent d’avancer. Alors qu’on pense atteindre un sommet, on découvre, dans l’instant, le reste de la vallée inexplorée en contrebas, un chemin nouveau à découvrir. Les pâtes ne sont qu’œufs, farine, lumière et humanité. Dans l’extrême simplicité réside toute la complexité. Faire parfaitement, simplement.

La lumière doit inviter à la gourmandise : deviner la farce des tortellinis, imaginer la sauce se blottir au cœur des garganelli, voir les longs rubans des tagliatelles capturer la saveur d’un prodigieux ragù. À Bologne et à Modène, la perfection porte le nom de tortellinis in brodo. De minuscules pâtes farcies pouvant tenir à sept ou à huit dans une cuillère à soupe, si fines et transparentes, pochées dans un consommé clair comme l’eau d’une source et, pourtant, d’une teinte d’ambre roux, à la subtile essence de chapon. Ce plat n’est que reflets, lumières et transparences. Il est l’apogée de cette quête. Le cœur lumineux de ces petits tortellinis est généreux, comme le cœur des nonnes qui les préparent par centaines à la veillée de Noël.

Faire des pâtes à la main reste un acte d’amour, de générosité et de patience. Cet art donne plus qu’il ne prend, même lorsque l’on est exigeant envers soi-même. Il permet d’apprendre à comprendre le processus et nous offre le luxe de ne vivre que l’instant présent.


Texte et photos : Renards Gourmets

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