Du caïeu au bulbe

Chaque mardi, je quitte le bureau à la hâte, impatiente de troquer mes vêtements corpos pour une tenue de jardin et mes bonnes vieilles bottes de pluie. Le jardin collectif de ma ville m’offre de précieux moments de quiétude et de découverte en compagnie d’autres passionnés du jardinage. Arriver tôt fait partie de mon rituel de rupture avec la frénésie du quotidien. Avant d’accueillir mes acolytes et d’enfoncer mes mains dans la terre humide, je prends un moment pour profiter de la puissance tranquille du fleuve, bercée par le chant de centaines de familles d’outardes posées dans les vastes champs agricoles avoisinants.

L’AIL RUSTIQUE

Étoile de perse, Kostyne, Sibérienne, Music. J’ai l’impression de regarder les noms d’une nouvelle palette de couleurs Pantone, ou peut-être de nouveaux groupes de musique house. Il s’agit en fait de quatre variétés d’ail qui poussent ici, chez nous, et que je m’apprête à découvrir. Se dressent devant moi des dizaines de rangées de longues tiges bien droites couronnées de quelques feuilles. Bientôt, une trentaine de passionnés du jardinage arriveront pour extraire du sol, un à un, des milliers de bulbes bien gras, striés de rayures allant du rose au violet. Ces variétés cultivées en sol québécois, très peu soumises aux produits chimiques et naturellement très goûteuses, offrent un puissant contraste avec l’ail à col mou blanc immaculé qui nous arrive de Chine et que nous retrouvons partout en épicerie

UNE RÉCOLTE PAS COMME LES AUTRES

Contrairement à la plupart des végétaux, c’est à l’automne que l’ail à col dur est mis en terre. À l’abri des regards, il pousse sous le sol glacé avant que ses premières feuilles ne percent la terre au retour du printemps. Il est difficile de croire que dans les tout petits caïeux blancs réside la puissance nécessaire pour survivre au passage des saisons froides. Même les plus proches cousins de cette plante liliacée à bulbes — comme l’oignon, le poireau et la ciboulette — doivent attendre la fin des dernières gelées et la hausse persistante de la température avant d’être plantés.

Plus tôt cet été, j’avais uni mes forces à celles des autres jardiniers pour récolter les jeunes tiges d’ail enroulées avant qu’elles ne se transforment en magnifiques fleurs mauves. Car pour éviter que toute l’énergie du plant aille à la fleur, il faut retirer la baguette vert vif lorsqu’elle fait deux tours sur elle-même. C’est cette tige cueillie dès que le bouton émerge que nous appelons « fleur d’ail ».

Pendant les semaines qui ont suivi, alors que nous dégustions ce délice du jardin sous toutes ses déclinaisons, chaque tête d’ail mettait toute son énergie à produire de plus gros caïeux, jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment bien formés pour la récolte ultime, en juillet.

Aussitôt que je le tire de terre, j’ai envie de brandir mon premier plant d’ail vers le ciel, telle une baguette magique. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux résister à la tentation de retirer — une à une — les délicates membranes blanches couvertes de terre qui protègent la tête, révélant une enveloppe nacrée aux rayures violacées. Pour que l’ail vienne convenablement à maturité et puisse demeurer bien frais pendant plusieurs mois, les capsules enfermant les bulbilles doivent demeurer intactes. Ce sont elles qui protègeront les précieuses gousses pendant les quelque quatre à six semaines de maturation et de séchage nécessaires à la bonne conservation du précieux conglomérat de gousses.

UNE SAVEUR FORTE ET DISTINCTIVE

Riche en umami, l’ail est une véritable petite bombe de saveur. Il a un parfum caractéristique, difficile à décrire, et sa puissance est à son apogée lorsqu’il est mangé cru. Avec une cuisson douce et prolongée, l’ail devient moelleux et fondant comme le beurre, offrant une toute nouvelle flaveur veloutée, délicatement sucrée. Parmi les traditions culinaires mettant l’ail en vedette, pensons à l’aïoli provençal, au chutney d’ail indien, à l’agliata italienne, aux escargots de Bourgogne et à la Česnečka, soupe à l’ail tchèque. Il joue aussi un rôle fondamental dans bon nombre de mets traditionnels d’un peu partout, incluant le kimchi, le hou- mous, la bruschetta, la tapenade et la sauce tzatziki, sans oublier le pesto et son proche cousin, le pistou. Mais l’ail est bien plus qu’un aliment qui sert à rehausser le goût des plats.

Grâce à ses propriétés antimicrobiennes — et donc anti- bactériennes et antivirales — l’ail s’est rapidement mérité le titre de superaliment. Pensons juste à la recette de soupe de grand-mère à l’ail et au gingembre pour combattre le rhume. La force du petit bulbe blanc attire certainement l’attention depuis des milliers d’années, faisant de l’ail l’une des plus anciennes plantes cultivées. En plus d’avoir été consommé comme aromate ou remède par divers peuples, il a aussi tenu une place importante dans le folklore, puis dans la fiction, au fil du temps. Au Moyen-Âge, des tresses d’ail étaient portées autour du cou ou suspendues aux portes pour repousser les sorcières et autres forces du mal.

Quant à eux, les marins en transportaient souvent pour se protéger contre les épidémies et le mauvais œil. En France, ce sont plutôt des propriétés aphrodisiaques qu’on attribuait aux petites gousses blanc ivoire. Aux Philippines, la légende dit que la première gousse d’ail était, en fait, la dent d’une jolie demoiselle.

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Dans quelques semaines, une fois toute l’humidité des enveloppes et tiges absorbée par les têtes et une fois la maturation terminée, je choisirai un bulbe de chaque variété. J’arrêterai mon choix sur ceux qui se composent de bulbilles grasses, fermes et bien formées, puis je séparerai les précieux caïeux avant de les planter dans mon propre jardin. Ils commenceront leur lent travail de germination jusqu’à ce que je les cueille et en tresse les tiges avant de les suspendre maternellement chez moi. J’en ferai un rituel, une pratique de retour aux sources, admirant la délicate plante défier l’hiver avant de renaître au printemps.

TEXTE

Ariane Bilodeau

PHOTOS

Melissa St-Arnauld et Mathieu Lachapelle

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