El Cenote

YUCATAN, MEXIQUE

Le souffle, c’est la vie. Il nous accueille dès les premiers instants de notre existence et nous accompagnera tout du long. C’est notre trait d’union au monde. Dans une société où tout va à cent à l’heure, certains choisissent de l’observer et de le maîtriser, pour mieux s’ancrer et moins angoisser.

Moi, j’ai choisi l’apnée.

J’ai choisi d’évoluer sous l’eau en retenant mon souffle. Parce que c’est mon exutoire. Sous la surface, je deviens autre. J’évolue en apesanteur dans une dimension où les mots deviennent silence.

Se retrouver avec soi-même dans une bulle aquatique évanescente n’est pas toujours chose aisée. Privés de la parole et du souffle pour faire diversion, nous sommes contraints de regarder en nous et de faire face à nos démons, à nos doutes, à nos peurs et à nos peines.

Mais c’est comme ça que je me sens profondément vivante, l’authenticité ne s’épanouissant jamais aussi bien que dans la simplicité et le dépouillement.

L’apnée que je pratique n’est pas celle de la performance, mais celle de la renaissance et de l’éveil à soi. Elle rend les sensations plus intenses et la connexion à la vie plus véhémente. Parce que sous l’eau, j’écoute les secrets et les confidences de mon âme; ses parts d’ombre et de lumière. Un voyage immobile et intérieur exaltant.

La plongée en apnée au cœur des cénotes au Mexique n’a pas dérogé à cette règle. Une expérience puissante et sacrée dans un environnement qui fut longtemps cher aux Mayas. Selon eux, les cénotes communiquaient avec l’inframonde. Si je ne possède pas de réponse à cette supposition, mais ce que je peux affirmer, c’est que l’énergie, là où j’ai plongé, a su me transcender. Alors, laissez-moi vous raconter cette histoire. Et comme pour mieux protéger ce lieu, je le surnommerai El Cenote.

Ce jour-là, le temps était nuageux. Apparemment, une anomalie pour la saison. Pour moi, une bénédiction : je me languis des paysages brumeux. El Cenote n’est pas particulièrement connu; ce n’est pas lui qui inonde de sa présence guides touristiques et réseaux sociaux.

Lové en pleine forêt, ce cénote a un accès qui n’est rendu possible qu’après avoir conduit sur une route sinueuse et agitée. C’est le prix à payer. Sur place, El Cenote continue de jouer à cache-cache. Il faut descendre une cascade d’escaliers pentus, finissant à une dizaine de mètres de profondeur du sol, pour accéder à sa cavité béante.

Au premier coup d’œil, il est banal, presque décevant. Le temps maussade assombrit sa surface, lui conférant un visage acariâtre. Par endroits, il est couvert de lianes et de feuilles éparses, tombées des arbres environnants, et elles ont l’air d’y danser mollement. El Cenote n’est pas des plus engageants.

Puis, brusquement, comme pour se défendre face à ce jugement, il s’illumine. Il semble avoir réquisitionné l’aide du soleil. Ce dernier s’est offert une percée entre les nuages, et ses rayons viennent ricocher à l’orée d’El Cenote. Il scintille d’un bleu irisé hypnotisant. Je suis comme happée, magnétisée par sa beauté. L’énergie a changé : je dois plonger.

Combinaison 3 mm, cagoule, palmes, masque et tuba : je suis prête. Prête à entrer dans cet autre monde. Allongée à la surface de l’eau, tête tournée vers les profondeurs, je ferme les yeux et écoute les battements de mon cœur. Ils se connectent à ceux d’El Cenote. J’inspire puis expire lentement; je me recentre, calme mon esprit et me connecte à mes sens. J’inspire puis expire lentement; mon rythme cardiaque ralentit encore un peu plus.

J’inspire puis expire lentement; je fais le vide.

Ah, le silence.

Alors, j’ouvre les yeux. Je me découvre en train de flotter à la surface d’un puits de lumière électrisant. Ce bleu unique et miroitant inonde mon regard et mon être. La profondeur m’appelle. J’amorce ma descente, tête en bas. Plongée dans ce cocon cristallin, je m’éveille aux sensations de mon corps. Les variations de lumière accrochent mon regard. Je contemple mes émotions. Le doute tente de s’inviter. Pour l’annihiler, je me connecte à mon îlot intérieur. C’est ce havre de paix incandescent où tout est toujours plus paisible, pourvu que je sache y parvenir. Je continue de plonger; mon corps me dit que tout va bien.

Un bleu plus profond cette fois m’enveloppe, et le silence des profondeurs m’escorte. Les secondes continuent de passer. Le poids de l’eau s’invite et prend le relais : je n’ai plus besoin de me servir de mes palmes, je m’enfonce sans effort. C’est la chute libre. À ce moment-là, je ne suis plus juste moi. Je fais partie d’un tout, je suis El Cenote. Secondes et mètres continuent de défiler. Et puis, mon corps, qui connaît ses limites, me dit de ne pas aller plus loin.

Je me retourne, tête vers le haut, afin d’entamer ma remontée, non sans avoir photographié du regard une dernière fois ce lieu qui est devenu mon cocon. Coupée de la vie en surface, je suis tel un nouveau-né dans le ventre de sa mère : protégée. J’aimerais pouvoir rester plus longtemps, mais ce besoin de respirer me rappelle que je ne suis pas d’ici, mais bien de là-haut.

Au cours de mon ascension, la nature, puissante et résiliente, me parle. Elle me certifie que je peux être à son image, pourvu que je fasse le pari d’oser.

L’eau ondule sur mon visage à mesure que je m’extirpe de cet univers. La lumière redevient plus vibrante, je perçois mieux la surface. Elle semble être martelée par de vives projections de billes. En fait, il pleut là-haut.

Il ne me reste que quelques mètres avant de quitter ce nid où je suis à l’abri. Encore très peu de temps avant de pouvoir sortir ma tête hors de l’eau, prendre ma première inspiration et renaître.

Me revoilà.

Après être partie au bout de moi-même, me revoilà.

Ces instants sont invariablement ceux où je me sens intensément vivante et en symbiose avec mon environnement : sous la surface, après une unique prise d’air. Cette plongée en apnée, comme tant d’autres, continue de résonner en moi. Parce que sous l’eau, je suis. Tout simplement.


TEXTE : Aurélia Abisur

PHOTOS : Marianna Tombini