Espresso sur lave

Cette nuit-là, au milieu de l’océan Indien, sur l’île de la Réunion, l’Observatoire Volcanologique venait d’annoncer l’éruption du Piton de la Fournaise, un des volcans les plus actifs au monde. J’habitais sur cette île aux 200 microclimats depuis plusieurs mois déjà, et elle m’en avait fait voir de toutes les couleurs. J’avais monté le volcan un nombre incalculable de fois et observé l’océan, 2 632 mètres plus bas, qui se fracassait sur les coulées de lave des années antérieures. J’avais aussi dormi sur ses sols rocailleux pour observer les pluies d’étoiles filantes. Ce volcan, j’avais l’impression de le connaître par cœur. Pour-tant, deux ans plus tard, j’ai encore des frissons en pensant à ce que le Piton de la Fournaise m’a fait vivre cette nuit-là.

Quand l’éruption imminente a été déclarée, je dormais dans un petit campement de biologistes sur le flanc littoral sud du Piton, là où se sont succédé les éruptions au fil des ans. Dans cette partie sauvage, où lichen et anciennes coulées de lave se côtoient, le paysage est poétique et déboussolant. Les éruptions ont laissé des couches successives de lave. Suivre cette route des laves, c’est donc faire un retour dans le temps. Toutes les coulées, identifiées en fonction de l’année d’éruption, ont laissé des traces indélébiles, des cratères jusqu’à la mer. Elles nous permettent de remonter l’histoire du mythique volcan de l’île de la Réunion.

Des gens de partout dans le monde organisaient régulièrement, et dès qu’ils le pouvaient, des expéditions au volcan. Et ce soir-là, plusieurs d’entre nous s’étaient regroupés pour aller explorer le phénomène de plus près. Après deux heures à rouler sur ces routes sinueuses, toujours plus haut en élévation, le paysage brumeux du Sud laissait maintenant place à un sol sec et aride. Nous traversions les grandes étendues rouges de la Plaine des Cafres, à l’ambiance majestueuse et irréelle, digne de Mars. Nous en étions maintenant aux derniers kilomètres avant le col montagneux du Pas de Bellecombe qui sert de porte d’entrée au Piton de la Fournaise.

Le volcan est entouré d’un enclos naturel qui s’est formé par l’affaissement des sols il y a près de 5 000 ans. Pour atteindre les différents cratères, il faut donc d’abord rejoindre la porte du volcan, creusée dans le roc, pour descendre un rempart montagneux de plusieurs centaines de mètres. Mais en cette nuit unique, l’éruption du Piton avait amené les autorités à cadenasser la porte, ce qui bloquait l’accès à l’intérieur de l’enclos. Dans le stationnement du Pas de Bellecombe, nous étions une quinzaine de personnes des quatre coins du monde, fébriles. Sous nos bottes de randonnée plantées sur le sol rocailleux, nous sentions déjà les vibrations du volcan au loin, et un dense nuage ocre envahissait l’air devenu rouge. La splendeur du moment nous empêchait de rebrousser chemin. Nous sentions qu’un événement complètement unique se déroulait trop près de nous pour rester immobiles.

Plus nous nous approchions de l’éruption, plus nous nous sentions animés par un torrent impétueux. Je me souviens de propos surprenants entendus en coup de vent : « OK, si ça sent les œufs pourris, c’est qu’un gaz nocif est en train de se répandre dans l’air et que c’est le moment de nous en aller avant de subir des dommages permanents. Si au contraire, vous ne sentez rien, c’est que les gaz ont déjà atteint vos capacités olfactives et qu’il faut vraiment partir! » Sur ces paroles, nous nous sommes mis à marcher vers le flanc droit du volcan, d’où la fumée émanait. Nous en avions encore pour plus d’une heure de marche, à nous frayer un chemin à travers les roches volcaniques. Nous étions 15, mais seul le grincement des bottes de randonnées sur le sol poreux se laissait entendre. Une fébrilité silencieuse nous berçait.

Et puis, le spectacle. Je me souviens encore de nos yeux ébahis et de nos cœurs arrêtés dans un parfait synchronisme à la vue des trois cratères en éruption qui se dessinaient au loin. Pour ce qui est de la suite, mes souvenirs sont morcelés : je me souviens de fixer les cratères qui crachaient de la lave à l’infini, de m’approcher, d’avoir le centre de la Terre à moins de 100 mètres de moi. Je me souviens de chaque microseconde, chacune composée de formes différentes, de mes yeux rivés aux flammes liquides depuis six heures, captivés par ces teintes de rouge en ébullition. J’avais l’impression d’être en face à face avec le diable, de comprendre soudainement d’où étaient nées toutes ces légendes sur l’enfer. Les heures passaient, nous avancions. Je ne savais pas si ça sentait les œufs pourris ou si j’avais déjà perdu mes capacités olfactives. Mes yeux piquaient, mais je ne voyais pas le moment où j’allais trouver la force de les priver de ce qui les emplissait. Nous étions 15, et je n’ai jamais vu des yeux aussi scintillants que ceux des membres de notre clan.

Puisque les pierres volcaniques ne possèdent pas la même capacité de rétention de chaleur que les pierres ordinaires, les nuits ont toujours été particulièrement glaciales sur le volcan. En cette nuit d’avril, il était donc assez particulier, et surtout épuisant, d’avoir le sentiment d’être simultanément brûlée et frigorifiée. Nous mesurions le temps qui passe en comptant les comparses qui rebroussaient chemin, et bien vite, nous n’étions plus que quatre. Puis avec la plus grande douceur, la folie s’est emparée de nous. Obnubilés pendant plus de six heures par les profondeurs de la Terre qui crachaient du feu liquide à l’infini, nous avons posé notre cafetière italienne sur une coulée de lave fraîche. Et la chaleur venue tout droit du centre de la Terre a fait monter notre espresso. Nous l’avons dégusté en jetant un dernier coup d’œil à ce spectacle surréel.

Cette nuit-là, sur un petit caillou au milieu du vaste océan Indien, nous avons, sans l’ombre d’un doute, bu le café le plus intense de notre vie. De retour à Montréal, chaque fois que je sers un espresso à mes invités, dans l’une des petites tasses du Piton de la Fournaise, je prends plaisir à leur dire que la leur est peut-être celle du fameux espresso sur lave.

Qui sait?


TEXTE ET PHOTOS

Marine Clément-Colson

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