Transhumance

Tous les ans, à la fin du printemps, un phénomène curieux se produit dans les Pyrénées : dès que les pâturages ont commencé à reverdir et les fleurs à reprendre leur droit, des sons de cloches se font entendre depuis le fond des vallées. C’est le début de la transhumance! Dans le département des Hautes-Pyrénées, à la frontière du Pays basque français, les routes se remplissent de brebis suivant vaillamment leurs bergères et leurs bergers. On entend leurs cloches résonner à plusieurs kilomètres à la ronde et on les voit progressivement prendre la place des voitures sur la route. Elles vont rejoindre les hauts pâturages verdoyants durant tout l’été, synonyme de période de travail intense pour les producteurs de fromage.

Nous avons suivi la voie d’une bergère installée depuis les années 90 à Lescun, Sandra Mousques Arrateig, qui a repris le cheptel de son père afin de perpétuer la tradition familiale. Mère de trois enfants, elle a su allier sa profession, très prenante, et son rôle de maman auprès des siens. Tous les ans, elle emmène donc son troupeau dans les hauts plateaux pyrénéens pour que ses 120 brebis trouvent une herbe plus tendre et plus verdoyante. La transhumance s’inscrit dans une tradition agricole très ancienne; elle contribue à la régénérescence des terres situées dans les vallées et permet également de produire un fromage particulièrement savoureux grâce aux fleurs et aux racines que vont brouter les ovins.

Ainsi, chaque été, Sandra s’installe à quelque 2 500 mètres d’altitude à la frontière espagnole. Il faut une petite heure de marche depuis la fin de la route pour regagner la cabane de pierre qui accueillera la bergère et sa famille pour la saison. Cette cabane appartient à sa famille depuis des générations, et de fait, lui reviennent les quelques hectares de prairies attenants. Même si Sandra n’est pas propriétaire du terrain, elle en est la gardienne. Ainsi, chaque printemps, à la fonte des neiges, un grand nettoyage de la montagne s’impose; il faut enlever les arbres, les ronces et les rochers tombés sur le sentier qu’arpenteront les brebis et les touristes.

Après avoir laissé la route derrière nous, en compagnie de Sandra, tout de suite le contraste avec la vallée et son été sec se fait saisissant. Nous avançons à travers les champs de chardons bleu électrique, les rivières cristallines formées par la fonte des neiges et les lacs limpides qui nous donnent un avant-goût délicieux de ce qui nous attend. Puis, au détour d’un sentier, après une dernière pente raide, les contours de la cabane se laissent finalement entrevoir. Comme parfaitement ancrée entre deux montagnes colossales, elle semble minuscule, et la brume qui l’entoure la rend presque inquiétante! Elle se situe au pied des aiguilles d’Ansabère, un lieu mythique pour les passionnés de randonnées. Ces deux rochers, dressés à pic au cœur des Pyrénées herbeuses, offrent un paysage renversant qui inspire le respect, voire une certaine crainte, à tous les alpinistes.

Pour nous accueillir, nous croisons deux Patous pyrénéens, ces énormes chiens blancs gardant les troupeaux; ils nous saluent en aboyant poliment, mais avec une fermeté solennelle. Ici, leur présence est nécessaire, nous explique Sandra : « Les prédateurs se font de plus en plus nombreux et mettent en danger notre profession. » Ces chiens, si utiles à la protection des bêtes, constituent l’emblème de la transhumance : ils sont élevés avec les brebis et s’identifient au reste du troupeau. Le premier conseil que nous offrira Sandra est de « ne pas marcher au milieu des brebis lorsqu’elles broutent pour ne pas nous faire manger à notre tour »…

Au retour de notre petite marche, le papa de Sandra nous attend à l’intérieur avec le traditionnel pâté aux piments d’Espelette, et évidemment, une part généreuse du fromage qu’elle a fabriqué. Son regard posé sur la tomme de brebis traduit toute la fierté qu’il a pour la vocation et le travail accompli de sa fille. Selon lui, afin de comprendre toute l’essence de la transhumance, il faut impérativement goûter au fromage. Selon lui, on y dénote le parfum des fleurs estivales. Un peu sceptiques, nous nous laissons tenter, et, une fois le fromage en bouche, tout s’éclaire! L’odeur des crocus, de la gentiane et de la réglisse se matérialise instantanément et nous ramène quelques pas en arrière sur notre marche.

Un brouillard épais accompagne notre réveil aux aurores et nous laisse comme seuls points de repère les bêlements et les cloches des brebis. Au programme : traire les 120 bêtes, vérifier qu’elles ne soient pas blessées et les accompagner paître tout le reste de la journée. Tout ça, sans oublier la fabrication du fromage d’estive. Une fois la traite terminée, il faut aller à l’atelier pour commencer le caillage et la mise en forme. Ces étapes se réalisent dans le petit laboratoire aménagé dans une des pièces de la cabane. On y trouve une cuve pour le lait et un petit établi avec des formes dans lesquelles le lait caillé est versé, puis travaillé. Au fond, à l’abri sur des étagères, reposent déjà les premières tommes en phase d’affinage sur lesquelles est apposé le logo de la famille Mousques. Le travail est effectué en quelques heures grâce aux mains expertes de nos hôtes, avec une cadence et une précision d’orfèvre.

Lorsque le brouillard décide finalement de lever les feutres, il est temps pour nous de reprendre le chemin en sens inverse. Revenir là où l’herbe est un peu plus sèche, et les rencontres, peut-être, un peu moins touchantes. C’est donc un peu émus, et surtout ébahis d’avoir assisté à ce savoir-faire tout droit sorti d’un pan de l’Histoire, que nous quittons les Pyrénées, bouleversés par la puissance des traditions.


Texte

Benjamin Martinet

Photos

Thomas Baron

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