L'autre monde

Plus loin, plus haut. C’est le 4 juillet 2019 que pour la première fois, j’ai posé le pied au Groenland. Prononcer son nom est déjà, en soi, un voyage lointain. Mon imagination, d’habitude débordante, se heurte à un mur. À quoi ressemble cet endroit? Quand j’y pense, tout est flou. Pendant le vol, mes yeux restent accrochés au hublot, aveuglés par la masse blanche – géante – dont je n’arrive pas à déterminer les limites. L’illusion est presque parfaite. La terre et le ciel ne forment plus qu’un, si bien que l’impression de nager dans le néant est inquiétante. Puis soudain, j’observe des taches turquoise dans cette immensité immaculée. Ces lacs, d’un bleu intense comme je n’en avais jamais vu auparavant, sont comme un rappel à la réalité. Nous ne sommes pas dans un nuage. Il s’agit bien de l’île-continent, de l’immense calotte glaciaire qui recouvre 80 % du territoire groenlandais.

L’AVENTURE

À Ilulissat, une ville côtière située dans l’ouest du Groenland, la température est étonnamment douce, mais le vent, quand il se met à souffler, suggère la présence de la glace, pas très loin. Au premier regard, je ne la vois pas, mais je peux assurément la sentir. La légère brise, d’un froid piquant, s’immisce sournoisement sous mon manteau et annonce la suite. Le voilier sur lequel nous naviguerons dans la baie de Disko nous attend au port. Le voyage dans le voyage peut commencer.

La notion du temps disparaît rapidement à bord d’un bateau. J’ai très vite oublié la date, le jour, et parfois même l’heure. Où sont les repères, au beau milieu de nulle part, seuls, là où il fait jour même la nuit? J’ai rarement pu expérimenter avec autant de profondeur le son du silence, les vastes étendues inoccupées par l’homme, le grand ciel bleu sans la moindre traînée d’avion, l’écho du souffle des baleines qui se répercute de montagne en montagne, la solitude. Si la déconnexion avec le reste du monde est totale, la reconnexion avec la nature, elle, est puissante.

JOURNAL DE BORD

Visibilité nulle. L’eau qui nous entoure semble tomber dans le vide, littéralement aspirée par un brouillard opaque. Sur le pont, c’est le calme plat. Il n’y a ni vent, ni bruit, ni vagues. Pourtant, je n’ai jamais vu Fred, notre capitaine, si concentré. Nous savons que les géants de glace sont là, quelque part. Le froid trahit leur présence, très proche. Il faut être prudent. L’ambiance est étrange. Inquiétante et à la fois apaisante. Et puis d’un coup, un bruit vient rompre le silence. Il semble danser tout autour du voilier, mais reste discret, comme pour ne pas se dévoiler. Un autre! Encore! De plus en plus proche, de plus en plus distinct. « C’est un souffle de baleine », dit Fred.

Où chercher? Devant! À droite! Derrière! À gauche! Ce jour-là, elles sont partout. Presque simultanément, nous perçons la brume et nous nous retrouvons nez à nez avec un iceberg qui semble former une muraille infranchissable. Même si j’ai du mal à estimer sa hauteur, je me rends compte qu’il me faut du temps pour aller, du regard, de son point le plus bas à son point le plus haut. Vertigineux! Devant ces géants, l’intimidation se lit sur tous les visages. Personne ne dit un mot, et même les baleines ne viennent pas briser le calme. Pourtant, jamais le silence, tout autour de moi, n’avait fait autant de bruit en mon for intérieur.

Les mots n’existent pas. Il faudrait en inventer d’autres, car rien n’est assez juste, assez fort, assez beau pour décrire la puissance du spectacle devant mes yeux. Souvent, j’ai eu l’impression de flotter au-dessus de mon corps. De voyager dans un autre monde, dans un autre moi. C’est là que j’ai compris que le voyage que j’étais en train de vivre était plus profond. Je remplissais mon cœur et ma tête de ces images que je voyais défiler. Je ne voulais rien oublier. Moi, toute petite devant les géants de glace.

Rarement je me suis sentie aussi insignifiante face à tant de grandeur et à la fois aussi coupable. Responsable de mes erreurs, de nos erreurs, face à une nature qui crie de plus en plus fort. Qu’avons-nous fait? Si le réchauffement climatique devait être personnifié, ce pourrait être un iceberg. D’apparence, ils semblent être des mastodontes que rien ne peut briser, mais quand on y pense, qu’existe-t-il de plus vulnérable que de la glace? C’est vrai, l’impression que rien ne peut atteindre ces paysages est souvent trompeuse.

À LA DÉRIVE

Nous traversons des eaux jonchées de blocs de glace, plus ou moins gros. À la proue du bateau, j’observe leurs formes et leurs originalités. Ils sont des centaines, à la dé-rive, inertes. Un champ de bataille, mais après une défaite. Tout à coup, au loin, se détache du front du glacier Eqip Sermia un énorme bloc de glace. Tout va très vite, pourtant, la scène semble se dérouler au ralenti, dans un silence plutôt étonnant. Ce n’est que quelques secondes plus tard qu’un bruit de tonnerre résonne et brise le calme des eaux polaires. C’est ici, à ce moment exact, que commence le long voyage des icebergs. Je vous préviens, c’est une histoire sublime et, à la fois, triste à en mourir.

Après s’être détachés du glacier qui les a vus naître, les icebergs dérivent lentement. Tout n’est alors plus qu’une question de temps. Certains n’iront pas loin, et d’autres s’aventureront dans les eaux furieuses de l’océan Atlantique, guidés par les courants et les vents. Les plus forts, malgré les vagues, parcourront des milliers de kilomètres, jusqu’à atteindre les côtes escarpées de Terre-Neuve, au Canada. Mais rien ne peut renverser le sablier. Le sort des icebergs est scellé, depuis le début. Au fil des heures, ils disparaissent, s’évaporent et meurent pour redevenir eau.

Avec le recul, j’ai compris que prendre une photo au Groenland était le témoignage d’un monde qui ne cesse de changer. Nous documentons ce qui existe aujourd’hui et qui aura peut-être disparu demain. Un détail, une forme, une couleur, une originalité et plus tristement, un glacier. C’est bouleversant, quand on le réalise. La puissance de cet endroit va au-delà de ses paysages, et c’est dans ses faiblesses qu’il a marqué profondément mon esprit et accentué une admiration sans limites pour la planète que nous appelons « Maison ».


Texte et photos

Pauline Barré / Un cercle

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