Les gardiennes de l'origan sauvage

J’admire les personnes qui travaillent avec acharnement, celles qui gardent les yeux fixés sur l’objectif et dont l’âme déborde de conviction. Pascuala, Fidencia, Pillar, Florentina, Paola, Isabel et Manuela sont de ces êtres à la force tranquille. Elles ont la détermination calme et terrienne de celles qui œuvrent fort, depuis longtemps et avec rigueur. Ce groupe se nomme les Oregano Women of Nohuayún, le Comité des femmes pour la préservation de l’origan.

Je suis allée les rencontrer chez elles, dans leur village calme et silencieux de Nohuayún. Cette communauté maya située à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Mérida, capitale de la région mexicaine du Yucatán, compte quelque 800 habitants. Notre perception du temps est forgée par la société dont nous faisons partie et, à Nohuayún, les minutes s’écoulent lentement, comme du miel qui glisse doucement d’un bocal. L’humidité d’un 43 degrés Celsius en plein soleil rend l’air lourd et épais. Assises en cercle dans la salle communautaire du village, les femmes s’éventent avec leur foulard tissé qu’elles ont dénoué pour faire bouger cet air compact. Je suis accompagnée d’Omar et de Roxan, du Département d’anthropologie de l’Université autonome du Yucatán, qui me guident pour la journée et sont mes interprètes. Alors que nous attendons des retardataires, un énorme papillon noir se tient au coin du plafond, aussi patient que le groupe qui m’entoure.

UN TAPIS D’AROMATE

Une fois tout le monde arrivé, nous partons marcher au village. Les femmes sont belles, avec leur robe maya d’un blanc tranchant brodée de fleurs colorées. Certaines ont cru l’occasion de ma visite assez bonne pour sortir leur petit sac chic ou leurs jolies boucles d’oreilles crochetées. Entre elles, les femmes parlent maya. C’est beau et doux à l’oreille. Sur toutes les surfaces extérieures ensoleillées et bien aérées disponibles, des feuilles sont étalées et mises à sécher. Ça sent l’origan partout; une odeur à la fois piquante et boisée. Je visite des maisons avec la cour arrière bétonnée complètement couverte d’origan, je monte sur des toits remplis de feuilles parfumées, puis je marche au-tour de la place publique, qui, elle aussi, est bien garnie de l’aromate sauvage.

Les plants d’origan mexicain sont précieux. Certains sont très grands, comme de petits arbres odorants. L’origan mexicain est une plante indigène bien différente de l’origan méditerranéen; elle est de la famille de la verveine, ce qui lui donne un goût citronné, boisé et rustique. On en trouve dans plusieurs régions du pays, mais l’origan récolté au Yucatán est le plus aromatique. On l’utilise dans plusieurs plats locaux, avec les fèves, la viande ou dans les oignons rouges marinés qui accompagnent le fameux cochinita pibil yucatèque. On peut aussi le faire griller et l’utiliser comme du poivre. En décoction, c’est un remède naturel pour les maux d’oreilles.

Il y a quelques décennies, personne au village ne se souciait de protéger les plants d’origan sauvage. On en récoltait, mais sans ressentir le besoin de préserver la ressource. Or, en 2002, l’ouragan Isidore a violemment frappé le nord du Yucatán, balayant la région de Mérida avec des vents de 200 km/h pendant près de 36 heures. Les dommages ont été énormes et, après la destruction causée par la tempête, un groupe de femmes s’est formé afin de veiller sur les graines et les plants d’origan. Les femmes se sont unies pour être plus fortes, sachant que leur parole ne serait pas facilement entendue par les autorités au village.

LA VOIX DES FEMMES

L’origan sauvage est une richesse régionale que Pillar, qui semble être la leader informelle du groupe, a bien conscience de devoir protéger. Les terres où pousse l’origan sont considérées comme étant un bien commun pour la communauté maya. Cela permet aux femmes de le récolter pour ensuite le vendre. Mais tous les habitants de l’ejido (système de gestion communautaire indigène traditionnel comprenant les terres cultivées, les pâturages, les terres sauvages et le village) peuvent aussi s’approprier les plants. Ce qui pose problème, ce sont les méthodes rustres de plusieurs hommes de l’ejido, qui manquent de cette délicatesse traditionnellement féminine, et qui arrachent les plants. Ainsi, les femmes doivent s’enfoncer de plus en plus loin dans la jungle pour atteindre les plants denses et bien feuillus. Avec elles, je me rends en 4x4 jusqu’aux lieux de récolte. Je peux témoigner de la ténacité et des efforts qu’elles doivent déployer pour marcher pendant des heures dans la jungle basse et serrée, sous le soleil ardent et parmi les moustiques, puis revenir chargées de gros sacs débordant d’herbes fraîches.

L’origan se vend séché et les habitants du village arrivent à en obtenir entre 24 et 26 pesos le kilo. Mais ça pèse peu, de l’origan séché! Imaginez la quantité énorme de feuilles qu’il faut pour obtenir l’équivalent d’un peu plus de 1 dollar 50 canadien! Sans compter que les femmes vendent leur origan à un intermédiaire, qu’elles appellent le coyote, qui lui, le distribue au gros prix. C’est pourquoi, pour les femmes de Nohuayún, la prochaine étape est de trouver des solutions pour obtenir un meilleur prix pour le fruit de leur cueillette et d’élaborer de nouvelles façons de commercialiser leur produit.

Déjà, avec détermination et patience, Pillar et ses consœurs ont obtenu l’accès au comité de gestion de l’ejido, mais elles n’y ont toujours aucun droit de vote. Si elles peuvent néanmoins tenter d’influencer le comité sur les mesures de protection ou de commercialisation plus avantageuses à prendre quant à l’origan, il reste que seuls les hommes décident. Les femmes poursuivent donc leurs efforts pour avoir un poids légal dans la petite communauté maya, car il demeure très difficile d’obtenir un consensus au sujet de la gestion de l’origan.

En protégeant les plants indigènes, les femmes du comité visent à conserver un patrimoine culinaire propre à leur région et, par le fait même, à préserver la nature et l’intégrité de la planète. L’origan pousse bien dans ces terres de roches et de calcaire, entouré de végétation diverse. D’année en année, les plants sont de plus en plus fournis et profitent à plusieurs familles. La forêt est bonne et généreuse si on lui en laisse la chance; les femmes de Nohuayún le savent.

À la maison, je me suis fait un jardin d’herbes que j’ai fait sécher en prévision de l’hiver. En retirant les feuilles odorantes de mes humbles bouquets d’origan même pas mexicain, j’ai pensé fort aux femmes de Nohuayún, à leur force tranquille, à leur respect pour la nature, à leur travail acharné, mais discret, à leur générosité. L’odeur de l’origan est pour moi synonyme du Yucatán, du soleil plombant et d’un groupe de femmes pour qui cette plante représente l’espoir d’une vie bonne, juste et égalitaire.


Texte et photos

Marie-Eve Campbell

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