Nectar de rêve

À la chasse au miel Himalayen

Dans les profondeurs de l’Himalaya, là où l’altitude fait tanguer la conscience et où la densité de la jungle dissipe nos repères, une force inexorable bourdonne de mystère. Accrochées aux flancs de l’Annapurna, des abeilles monumentales – parmi les plus grosses abeilles butineuses au monde – veillent à la protection de ruches mythiques. C’est que le fruit de leur labeur attire depuis des millénaires des chasseurs locaux restés fidèles à leurs traditions, mais surtout, guidés par l’espoir de mettre la main sur une récolte rarissime : le miel himalayen hallucinogène.

La réputation de ce miel sauvage unique valse entre nectar bienfaisant et toxine dangereuse. Les populations Gurungs du Népal le consomment pour ses propriétés médicinales surtout analgésiques et antiseptiques – même aphrodisiaques, diront certains. Mais lorsque consommé en trop grande quantité (deux à trois cuillères à thé suffisent), un voyage psychédélique violent attend les imprudents : étourdissements, vomissements, perte de vision, paralysie, parfois même le trépas… Le surnom de « miel fou » lui colle à la peau, et le marché noir en est friand; un demi-litre peut rapporter 45 $ (six fois le prix du miel népalais traditionnel), un revenu précieux sur lequel comptent les Gurungs, peuple fermier en proie à l’isolement et à la précarité.

Ses propriétés singulières font certes de ce miel un Graal convoité, mais l’extrême dangerosité des conditions de sa récolte aussi. Imaginez-vous un instant plonger le long d’une vertigineuse falaise à l’aide d’une échelle en corde artisanale. À plus de 100 mètres d’altitude, vous faites face à un essaim de milliers d’abeilles géantes. Furieuses, elles protègent de leur dard brûlant leurs ruches nichées presque surnaturellement sur le flanc brumeux, hostile. D’une main, vous vous cramponnez à la corde. De l’autre, vous maniez un long faisceau de bambou pour déloger les ruches colossales en forme de demi-lune qui atteignent jusqu’à deux mètres de largeur pour les faire tomber habilement dans des paniers qui vacillent dans le vide. Vous avez le vertige? Attendez de sentir l’effet des piqûres, si virulentes qu’elles feront pulser votre épiderme pendant près de deux semaines.

Or comment expliquer que ce miel sauvage se mue en un nectar onirique qui justifie depuis des lustres ces épopées si funestes? C’est que l’abeille butineuse Apis dorsata laboriosa, deux fois plus grosse que l’abeille que l’on voit en Amérique du Nord, est la seule à atteindre les contreforts de l’Himalaya. Elle y puise le pollen du rhododendron, fleur nationale du Népal, qui ne pousse qu’en altitude. Entre mars et avril, ces fleurs énormes éclosent, et l’insecte goulu récolte ainsi leur pollen. Il est gorgé d’une substance toxique aux effets psychotropes, la grayanotoxine, qui confère son pouvoir délirant à ce nectar si doux. Plus fluide et sombre que le miel typique de la région, ce nectar possède un goût délicat évoquant celui d’une mangue mûre. Il est impossible de contrôler la quantité de toxine dans le pollen du rhododendron, mais sa concentration en substance narcotique est au plus fort à la fin de l’automne et au printemps. Voilà pourquoi deux fois par année seulement, les Gurungs s’adonnent à cette récolte épique de haute voltige.

Dans le village de Landruk, situé à 1 800 mètres d’altitude, les anciens et les chasseurs élus épient vaillamment les ruches en attendant que le miel sauvage arrive à maturité. Cette récolte est ancrée dans une tradition de plus de 2 000 ans. La force immuable de cette pratique témoigne d’une culture et d’une spiritualité profondément enracinées chez les Gurungs, qui chassent le miel pour maintenir un lien spirituel avec leurs ancêtres.

Dans la plupart des villages où la chasse au miel en est l’apanage, les braves cueilleurs sont choisis par les esprits omniscients. Le dieu Rangkemi, gardien des abeilles et des endroits dangereux, apparaîtra en rêve à l’homme qui aura l’honneur de grimper sur les flancs de l’Himalaya et de rapporter le divin nectar. L’élu ne pourra quitter le village que si l’esprit protecteur lui a garanti sa salvation, à la suite d’une série de rituels chamaniques enivrants et solennels : offrandes, sacrifice de volaille, feu, repas, chants... Le chasseur sait que de nombreux hommes ont péri avant lui des suites d’une chute impardonnable. Mais pas question de porter d’équipement moderne; l’invisible Rangkemi le protégera

Une fois les rites complétés, les braves du village enrouleront échelles de bambou et cordes artisanales sur leur dos et traverseront la rivière sur un pont de fortune oscillant au-dessus des flots fougueux provoqués par la mousson. Deux heures seront nécessaires pour traverser le chemin de trek d’à peine deux kilomètres qui sépare Landruk des colonies de ruches tant il est escarpé. La jungle népalaise est quasi impénétrable pour les néophytes; l’expérience constitue le meilleur atout. Arrivée au point de récolte, l’équipe s’affaire à mettre le feu aux fougères accrochées au pied d’une falaise afin d’étourdir les abeilles d’un fumet de brasier. Les deux chasseurs les plus expérimentés – Anand Poudel (69 ans) et Nakkal Bahaduy (66 ans) – comptent plus de 30 ans de récolte à leur actif. Ils grimperont pieds nus, sans système d’assurage. L’essaim les dévorera vivants, mais ils seront nourris d’honneur, eux qui vénèrent la nature autant que les esprits. Le miel récolté servira d’abord d’analgésique pour atténuer la douleur vive des piqûres.

Malheureusement, depuis quelques années, les Gurungs sont témoins de la disparition graduelle des essaims d’abeilles, un phénomène à l’image de la dépopulation alarmante des abeilles à travers le monde. Leur méthode de cueillette traditionnelle est certainement brutale, mais le respect de l’ordre naturel reste au cœur de leur activité. La principale menace à cette tradition réside dans la trans-formation culturelle qui secoue le Népal. La nouvelle génération est plus attirée par la vie citadine et les bancs d’école que par les falaises meurtrières de l’Annapurna, promesse d’un avenir meilleur et d’un travail moins périlleux. Les anciens contemplent cette nouvelle réalité avec nostalgie – la plupart des chasseurs de miel en sont possiblement à leurs ultimes expéditions, après des décennies de dur labeur qui auront marqué leur chair.

La chasse au miel sauvage de l’Himalaya est une pratique en voie de disparition, à la frontière de l’oubli. Les essaims sont de plus en plus fragiles, à l’image des rites traditionnels qui s’essoufflent dans la région. Malgré la relève incertaine, les chasseurs de miel font preuve de résilience, forts de la mémoire de leurs ancêtres et de la nature puissante qui veillent sur leur peuple et ses abeilles. Héritage de force qui, espérons-le, traversera le temps.


Texte

Catherine Martel

Photos

Adil Boukind

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