Les sorciers de Cap-d’Espoir
Dès qu’on aperçoit la distillerie de la route 132, on est tout de suite saisi par le mystère qui émane des lieux… À l’entrée du terrain, une pancarte avec un logo énigmatique et un chemin de fer… Derrière l’église, des pierres tombales, des arbres et des herbes sauvages.
J’aime les gens qui ont le courage de leurs idées.
Mathieu Fleury, Amélie-Kim Boulianne, Michaël Côté et Geneviève Blais sont de ces audacieux qui prennent des risques au nom de la passion, pour s’inventer une vie à leur goût. Le quatuor a fondé une distillerie à Cap-d’Espoir en Gaspésie, face à la mer, dans une église anglicane abandonnée depuis une dizaine d’années.
En entrant dans la cour, j’ai eu l’impression d’être dans un film, de faire partie d’un cercle exclusif comme dans La Société des poètes disparus. La Société secrète. Le nom ne pouvait être mieux choisi.
Amélie-Kim raconte que c’est le nom qui les a choisis : « C’est long partir une distillerie. Il y a beaucoup de paperasse à remplir. Au début, on gardait le projet secret. On voulait créer un produit avant d’en parler. Quand on remplissait des formulaires, à côté de société on écrivait secrète et on trouvait ça drôle. À un moment donné j’ai dit : je pense que je trouve ça beau La Société secrète. Notre branding a vu le jour comme ça. Ça s’est fait naturellement. C’était mystérieux au début et ce le sera tout le temps! »
En ouvrant les majestueuses portes en bois de l’église, notre regard se pose immédiatement sur le superbe alambic de cuivre qui se tient devant des vitraux, au fond de l’édifice, là où il y avait autrefois l’autel. Le spirituel a fait place au spiritueux. Les chants religieux ont été remplacés par les Dead Obies, The Velvet Underground ou les grands classiques de la musique française. Il reste quelques témoins de ce lieu de culte, dont les vitraux et de jolis bancs. Il y a un espace de création qui fait laboratoire de sorcier, avec du matériel, des aromates, des bouteilles de toutes sortes et des illustrations qui ont l’air d’être tirées d’un grimoire.
Fonder une distillerie dans une ancienne église est un peu fou, ou du moins ardu, mais comme Mathieu est architecte, le risque était calculé, dit Michaël : « Retaper une église de 1875 abandonnée, c’était rassurant de le faire avec Mathieu. On a investi beaucoup, juste pour garder le cachet. »
À l’intérieur, les murs sont en bois et de couleur chocolat. De grandes fenêtres offrent une vue sur le golfe du Saint-Laurent. « On est tous des gens qui aiment le beau et le bon. De s’entourer de beauté, ça nous aide à avoir des idées, à être créatifs. La Régie des alcools exigeait que nous mettions du plastique blanc sur les murs. Pour nous, c’était hors de question! », raconte Amélie-Kim. Mathieu a donc fait des recherches et il a trouvé un enduit d’époxy transparent approuvé par le gouvernement. L’intérieur de l’église a donc pu être préservé. Il a fallu aussi solidifier le bâtiment, améliorer son isolation, refaire la toiture, changer le plancher. Il reste encore beaucoup de travaux à faire, mais le bâtiment est maintenant solide et là pour rester.
LES HERBES FOLLES
Le premier produit de La Société secrète a été le gin Les Herbes folles. C’est l’un des rares gins québécois à être produit du grain à la bouteille. Amélie-Kim : « On voulait faire un gin de A à Z, ou rien. » La base du produit est faite d’orge et de blé malté québécois brassés et fermentés sur place. Le moût est distillé deux fois dans l’alambic pour créer un alcool moelleux et pur. Cette base d’alcool est ensuite distillée à nouveau avec une dizaine d’aromates cueillis à la main en Gaspésie. Puis, le gin est affiné en barrique de chêne avant d’être mis en bouteille. Ce minutieux procédé de fabrication permet de mieux contrôler le goût du produit. « Ça donne un alcool qu’on juge plus fin, plus délicat », affirme Michaël.
Les Herbes folles est un gin qui rend hommage aux plantes sauvages qui se trouvent autour de la distillerie. Le paysage gaspésien est la muse du quatuor. Amélie-Kim : « C’est une ode aux mauvaises herbes, ces mal-aimées qui sont des merveilles à nos yeux. On voulait leur redonner de la noblesse. »
La Société secrète a des jardins expérimentaux d’absinthe et de quelques plantes qu’elle aimerait éventuellement cultiver elle-même. Pour le moment, les plantes utilisées par la distillerie sont principalement cueillies par l’entreprise Gaspésie sauvage de Douglastown, dans le plus grand respect de la nature. Le quatuor rêve aussi d’avoir des ruches et de produire son propre miel.
Les sorciers bien-aimés travaillent à la création d’une grappa québécoise, d’une absinthe et d’un Acerum. L’Acerum est une nouvelle eau-de-vie d’érable d’origine québécoise. Il a été imaginé récemment par des distillateurs québécois. Il est obtenu par la distillation d’alcool issu de la fermentation de la sève d’érable.
La Société secrète produit aussi un esprit de grain (comme un whisky blanc, mais affiné plus long-temps) et vient de terminer un petit lot d’amaro, une liqueur à base d’alcool neutre dans laquelle on fait macérer des ingrédients amers comme des plantes, des herbes et des écorces d’oranges. « Amaro » signifie amer en italien. Michaël : « Il y a dans notre amaro du bon miel québécois, des plantes du jardin, de l’absinthe, le marc de raisin de Pinard et filles. On est pas mal fiers de ce produit qui va éventuellement sortir en très petite quantité pour quelques personnes chanceuses. »
Amélie-Kim, Michaël, Mathieu et Geneviève sont avant tout des artisans. Ils souhaitent pouvoir créer et vendre des petits lots, faire des expériences, créer en s’inspirant du paysage et des saisons, s’amuser à déconstruire des recettes anciennes pour découvrir de nouveaux goûts et offrir des produits uniques.
Percé et ses environs ont quelque chose de magique. Plusieurs résidents de ce petit coin de la Gaspésie s’accordent le droit de prendre leur temps, de s’inventer un métier passionnant qui respecte leurs valeurs et le territoire. Il y a aussi une touchante solidarité entre les gens. Je lève un verre de gin à ça!
Texte
Mélanie Gagné
Photos
Marie-Eve Campbell