Voyage à bord du vaisseau étoilé

Par temps clair, lorsque la chaîne pyrénéenne se laisse observer depuis la plaine, au milieu des sommets enneigés on distingue un point. Comme un repère qui se dresse au-dessus des montagnes du Béarn, l’Observatoire du Pic du Midi de Bigorre apparaît dans l’axe du soleil à son zénith. Juché à 2877 mètres d’altitude, il trône comme un symbole, figure emblématique de la chaîne des Pyrénées et de l’astronomie. Autrefois réservé aux seuls astronomes, il est aujourd’hui accessible au grand public et dispose même d’un restaurant et de chambres d’hôtel. Alors que les scientifiques, les yeux rivés sur des galaxies lointaines y étudient les étoiles et leurs mouvements, le chef, lui, compose avec des produits locaux une cuisine inspirée du lieu et des contraintes physiques liées à l’altitude.

Si vous êtes animés par l’espoir de découvrir la planète qui pourrait accueillir une civilisation extraterrestre, il vous faudra d’abord ravaler votre peur du vide. Un brin de courage vous sera nécessaire pour emprunter le téléphérique qui mène jusqu’à l’observatoire. En effet, celui-ci s’arrache du sol pour parcourir pas moins de 1500 mètres de dénivelé avant d’arriver à l’observatoire! Souvent suspendu entre deux sommets, le trajet offre sa petite dose d’adrénaline. Mais il donne surtout un premier aperçu de la splendeur et de la singularité de l’endroit. Car lorsque le regard se porte au loin vers le ciel, tout en haut se dévoile soudain, fragile et majestueux, l’édifice aux coupoles. Trônant en haut des cimes, ses allures rappellent une station spatiale sortie tout droit d’un film de science-fiction.

C’est une fois sur place qu’on envisage toute la détermination qu’il a fallu pour entreprendre la construction d’un tel édifice à la fin du 19e siècle. D’abord utilisé comme station météorologique, c’est au début du 20e siècle que l’astronome Benjamin Baillaud comprend les avantages stratégiques que représente un tel lieu pour l’observation des étoiles. S’amorce dès lors un projet fou : la construction d’un télescope de seulement 50 centimètres de diamètre, mais dont la réalisation prendra cependant plusieurs années. Bien plus tard, dans les années 60, c’est la NASA qui financera la construction d’un télescope de 106 centimètres de diamètre servant à l’observation de la surface de la lune en préparation de la mission Apollo.

« Le ciel ne nous est pas étranger. Nous lui devons l’existence », écrit Hubert Reeves dans son livre, Poussières d’étoiles. Voilà la phrase qui résume à elle seule la raison d’être de l’Observatoire du Pic du Midi. Car ici, le très lointain et le local se côtoient. Et si les télescopes ont les yeux tournés vers des étoiles inconnues, on n’y pense pas moins à la santé de notre planète. Par exemple, une des principales missions scientifiques consiste à étudier les changements dans la composition de l’atmosphère, et ce, pour en déterminer l’impact sur le réchauffement climatique. Puis en obtenant, en 2013, le label « réserve de ciel étoilé », initiative qui a vu le jour au Québec dans la réserve du Mont-Mégantic, l’observatoire tient à assurer sa pérennité. Ce label engage les villes aux alentours à réduire leur éclairage public afin de ne pas créer de pollution visuelle et donc garantir une meilleure observation des astres. L’effet est doublement bénéfique; il maintient la continuité de la recherche et a un impact direct sur la consommation d’énergie des villes.

Une fois sorti de la cabine du téléphérique, les premiers pas sont éprouvants. L’air commence à se faire rare et chaque pas semble rappeler la lourdeur de notre corps. C’est en empruntant un dédale de tunnels et d’escaliers qui paraissent alors interminables, que se révèle enfin le joyau de l’endroit, le télescope Bernard Lyot. Géant de deux mètres de large construit en 1980, il sert à l’observation du champ magnétique des étoiles. Éric Josselin, responsable de la recherche de l’Observatoire Midi Pyrénées, le connaît parfaitement, lui qui étudie les étoiles géantes rouges – des étoiles immenses « qui sont en fin de vie et qui seront amenées à mourir dans quelques dizaines de milliers d’années ». Dans leur champ magnétique, elles laissent des traces invisibles, des indices, qui donnent une idée de leur composition et leur évolution. Elles nous livrent, par le biais de leur mouvement interne, des informations importantes sur le fonctionnement de notre soleil et son évolution probable jusqu’à sa destruction. Elles nous permettent d’envisager l’évolution de notre planète à long terme. On les regarde avec attention, car elles ne pourraient porter dans leur sillage rien de moins que la vie!

Lorsqu’il parle du lieu, on sent toute l’émotion qui s’empare d’Éric Josselin, pour qui le projet de label de ciel étoilé tient particulièrement à cœur. « On peut penser que dans certains endroits, la pollution visuelle est telle qu’il n’est jamais possible d’observer les étoiles. On s’interroge alors sur la déconnexion que cela peut engendrer chez un humain qui, au cours de sa vie, n’aurait jamais eu l’occasion d’observer la Grande Ourse et ainsi s’interroger sur sa place dans l’univers. » Sans cette prise de conscience, l’activité scientifique est mise en danger. « Or, on sait que l’observation des astres est essentielle dans le développement des sciences, des mathématiques, de la physique et donc dans le développement de l’humanité dans sa globalité. »

« Les voies par lesquelles les hommes parviennent à comprendre les choses célestes me semblent aussi admirables que les choses célestes elles-mêmes », a dit Johannes Kepler dans Astronomie Nouvelle en 1609. Car les lois de la physique sur terre peuvent être transposées pour comprendre celles en action dans le ciel. Il s’exerce un va-et-vient permanent entre les lois physiques qui régissent notre vie, ici, et celles, lontaines, aux tréfonds de la galaxie. Voilà qui parle au chef chargé de la restauration des touristes venus en visite dans ce lieu d’exception. Marc Berger officie dans la cuisine de l’Observatoire depuis maintenant cinq ans. Et avec son équipe, ils doivent s’adapter aux contraintes que constitue la cuisine en altitude, à la manière de scientifiques.

C’est dans une cuisine exiguë que se préparent avec soin les repas pour les quelques privilégiés qui viennent passer une nuit sous les étoiles. On imagine aisément que la cuisine n’était pas la priorité des scientifiques lors de la construction de l’édifice. Mais ce n’est pas le seul défi que le chef doit relever.

On sait par exemple que l’eau bout aux alentours de 90 degrés à cette hauteur, ce qui entraîne évidemment des modifications dans la cuisson des aliments. Cependant pour Marc Berger, « le plus gros défi repose dans la conservation des aliments, qui est beaucoup plus courte en altitude ». Le manque d’air est aussi un obstacle, « on ne se met pas à courir pendant le service, sinon c’est sûr qu’on n’a plus d’énergie avant la fin ». Faisant fi de ces diverses contraintes, la principale exigence du chef reste d’offrir un repas exceptionnel, à la mesure du lieu. Pour cela les produits locaux sont mis à l’honneur; truite, porc noir de Bigorre et foie gras de canard se révèlent avec légèreté, comme suspendus entre deux sommets. C’est durant leur passage en salle que les plats finissent par se magnifier. Construite au bord du vide, la salle à manger dévoile, à nos pieds, les monts enneigés, au-dessus desquels les premières étoiles du crépuscule semblent se profiler.

Avoir la chance de passer un moment dans cet endroit nous ramène à notre existence, à l’humilité nécessaire pour la traverser. Là où l’air vient presque à manquer, il suffirait de tendre les doigts pour pouvoir toucher ces étoiles tant elles apparaissent avec clarté. Comme subjugué par la force fragile de ce lieu perché, on contemple les lumières artificielles des villes au loin, pensant à ne jamais redescendre.


Texte

Benjamin Martinet

Photos

Thomas Baron

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