Comme une longue nuit blanche

Dans le port de Matane, il y a constamment des badauds qui observent le départ et l’arrivée des bateaux. Certains débarquent de leur voiture pour jaser, d’autres restent dans l’auto, la fenêtre ouverte, pour écouter les goélands, manger un sandwich, boire un café et se remplir les poumons d’air salin. Je fais partie de ces promeneurs des quais. J’ai toujours été fascinée par les marins, depuis mes lectures d’enfance d’Hergé ou de Jules Verne. Ce qui m’impressionne, c’est le courage et le flegme avec lequel ils doivent réagir aux humeurs des fleuves et océans indomptables. Ils semblent tellement libres les marins, aussi.

Pour ce reportage, j’espérais prendre le large, avoir la tignasse en broussaille à cause du nordet, me retrouver entourée d’eau, de ciel et de pêcheurs. Mais selon Pierre Cantin, propriétaire d’un crevettier, je n’allais peut-être pas apprécier le voyage… Même si j’ai le pied marin, le printemps, le fleuve est agité et il fait froid. Et puis le bateau part au moins cinq jours et je n’ai pas tout ce temps… On a donc choisi de se voir au quai, quand le bateau allait rentrer d’un voyage.

Samedi 21 avril, fin d’après-midi, au téléphone : « Le bateau arrive ce soir », me dit monsieur Cantin. C’est enfin le moment! J’écris tout de suite à Marie-Eve la photographe, tout emballée. Maudit que j’aime ça partir à l’aventure!

Marie et moi sommes sur le quai des pêcheurs à 21 h 15; seules avec des goélands qui passent d’un nuage à l’autre, et nos tuques d’hiver à pompon. Il y a quelques bateaux désertés à quai, le temps est humide et froid, la marée est basse, ça sent un peu le goémon. On se parle en frissonnant, parce que nous sommes transies, mais aussi excitées de rencontrer l’équipage.

Quelques minutes plus tard, M. Cantin arrive sur le quai pour accueillir les gars et fixer les amarres quand ce sera le temps. Entrée prévue du bateau au port de Matane : entre 21 h 30 et 22 h. Nous discutons avec lui en ne lâchant pas trop l’horizon des yeux. Il parle de son bateau : le Helen M. Cadegan. Un chalutier de 65 pieds construit en Nouvelle-Écosse par une famille Cadegan. Le bateau porte le nom de la grand-mère. Cette femme était pianiste. D’où la note de musique qui orne la proue.

Une petite lumière blanche finit par pointer au loin. C’est celle du chalutier noir qui avance doucement vers le port. La lenteur du bateau rend son arrivée solennelle. Il y a trois hommes sur le pont : Yves Côté, second, Pierre Côté, homme de pont et Herman Bouffard, homme de pont et cuisinier. Le capitaine, Réjean Côté, est aux commandes. Le bateau se range contre le quai, les hommes lancent les amarres à M. Cantin pour qu’il les attache aux bittes.

Les gars et le capitaine débarquent du bateau. On discute un peu et je suis étonnée de voir à quel point ils n’ont pas l’air fatigués même s’ils ont travaillé dur pendant plusieurs jours et nuits. Il est environ 22 h, les hommes rentrent à la maison voir leurs femmes et reviendront tôt demain pour le débarquement de la crevette.

Il y a 47 000 livres de crevettes nordiques dans la cale, dans des poches de 25 livres chacune, sur un lit de glace. Toutes ces crevettes seront acheminées à l’usine de transformation qui se trouve juste devant le quai des pêcheurs. On se donne rendez-vous à 6 h au bateau pour que nous puissions observer le débarquement et ensuite visiter le chalutier.

Dimanche, 22 avril, avant que mon cadran sonne (trop énervée). Je me fais un café, j’enfile mes vêtements les plus chauds, j’apporte un cahier, un crayon et je roule vers le quai. Le soleil se lève, la ville est encore endormie. Il y a une pièce qui ressemble à du Strauss à la radio. C’est beau. Au quai des pêcheurs, il y a beaucoup plus de vie qu’hier soir. Ça fourmille. On voit mieux les bateaux parce que la marée est haute; ils sont maintenant à la hauteur du quai.

Il y a un homme dans la cale du chalutier. Il dépose des poches de crevettes bien rouges dans des bacs de plastique. Les bacs sont ensuite soulevés par un bras mécanique pour sortir de la cale, puis se déplacent sur un tapis roulant jusqu’à l’intérieur de l’usine. Là, les crevettes seront cuites et triées selon des catégories. Cette chorégraphie dure quelques heures.

Pierre Côté vient nous voir sur le quai, tout sourire. C’est le fils du capitaine. Il aura bientôt 33 ans et il en est à sa troisième saison de pêche à temps plein. Il a fait son premier voyage à 9 ans. « Je n’ai pas l’impression d’aller travailler quand je sors au large », dit-il.

Je lui demande de me décrire 24 heures sur un bateau pêche et je prends conscience de tout le travail qu’il y a derrière la livre de crevettes fraîches que j’aime mettre sur ma table : « En 24 heures, le chalut est levé 5 à 6 fois, donc aux 2 heures, 2 heures et demie. Nous prenons 2 000 livres de crevettes par levée de chalut, ça prend 1 h 30 à trier. Ça nous laisse une heure de repos entre chaque levée de filet ».

Le bateau Helen M. Cadegan se rend dans trois zones : Estuaire, Sept-Îles et Anticosti. La saison de pêche débute en avril et peut se terminer en décembre. Un voyage de pêche dure de 5 à 7 jours… Une semaine qui passe comme une longue nuit blanche.

Mon moment préféré, c’est à 4 h 30 du matin, quand le soleil se pointe, qu’on est en train de trier et que ça commence à sentir le bacon sur le pont. Manger, ça tient le moral des troupes! Avoir un bon cook, ça paraît!
— Pierre

Le rôti de porc d’Herman fait des heureux : « Je le fais cuire lentement au four pendant plusieurs heures avec des patates, du navet, et un poulet rond (entier). C’est très bon! Je fais aussi de la morue, du saumon, du baloney. J’essaie de varier les menus. Au déjeuner, on mange des oeufs, des toasts, du bacon, des saucisses et parfois des crêpes. Le midi, je sers un gros repas et le soir, chacun se fait un petit lunch simple. On ne mange pas aux heures habituelles. On mange quand on peut! Et quand ça brasse beaucoup, on mange moins et je fais réchauffer des repas surgelés. »

Quand ça brasse…

Les femmes de marins doivent angoisser à la maison quand elles voient des moutons sur l’eau… « Quand elles appellent pour avoir des nouvelles, on dit toujours qu’il fait bien beau! », confie Pierre.

Pierre nous propose de visiter le bateau. On commence par la cabine de pilotage du capitaine avec tous les instruments de navigation. Un mélange de matériel moderne et traditionnel. Ensuite on descend à l’aide d’une échelle dans la cuisine et la chambre avec les quatre couchettes. C’est un petit espace pour quatre hommes. Comme un mini chalet soumis au tangage. Il y a deux couchettes à bâbord, et deux à tribord. Elles sont superposées. Pierre dort en bas, sous le lit d’Herman. Il s’est fait un mur d’oreillers qui l’empêche de rouler dans son lit à cause du mouvement du bateau. Ça coupe aussi un peu le son du moteur.

« Ça prend une bonne capacité d’adaptation pour être pêcheur. Il faut aussi avoir une excellente santé et un bon caractère parce qu’on vit proches les uns des autres. On travaille, on dort, on mange, on rit, on discute ensemble. Je suis capitaine depuis 35 ans et je pars au large heureux, même après tout ce temps. J’aime mon métier! », dit Réjean, le capitaine.

On se rend ensuite sur le pont arrière. Je regarde ces hommes, je les écoute parler. Ils sont forts, mais humbles, aventuriers, mais prudents, authentiques, solidaires, travaillants. Ce sont, en quelque sorte, des superhéros. Pierre Côté dit d’ailleurs : « C’est noble de nourrir les gens! »

Réjean affirme qu’il ira au large tant que sa santé le permettra. Le père et le fils ont la même étincelle dans l’œil quand ils parlent de leur métier. T’as raison Renaud : C’est pas l’homme qui prend la mer / C’est la mer qui prend l’homme.


Texte

Mélanie Gagné

Photos

Marie-Eve Campbell

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