Où sont les blanchons?

Il y a de ces endroits que l’on porte en nous, que l’on visite sans mouvement géographique, que l’on atteint que d’un mouvement de l’esprit capable de nous transporter au centre de son odeur et de sa musique. Quand je ferme les yeux pour partir en voyage, parfois se dessinent les Îles de la Madeleine. Dans mes visualisations, les cheveux longs de mes amies dansent au vent, et le bleu de la mer s’assume autant que le vert lime et le jaune soleil des maisons perchées sur les buttes. C’est l’été. Peut-être qu’aux Îles, l’été est éternel. Combien d’entre vous peuvent témoigner, preuves à l’appui, du contraire? De mon expérience, que l’on vogue ou que l’on vole vers les Îles de la Madeleine, c’est le bagage rempli de sable et les joues rougies par les rayons du soleil que l’on en revient.

J’ai cette vision d’un pays imaginaire où l’été ne s’essouffle jamais dans l’automne. Puis, une invitation de Mathieu, partenaire d’aventures :

« Viendrais-tu voir les blanchons sur la banquise aux Îles? »

Une question vêtue de vocabulaire polaire qui secoue mon rêve d’une destination sans hiver. Je tape le mot « blanchon » sur Google, gênée de mon ignorance.

Mon écran se couvre d’une fourrure blanche que je sais douce comme de la soie, d’un petit nez rond et d’une paire d’yeux noirs à faire fondre les glaces. Les sources des clichés proviennent de la France, du Japon, du Royaume-Uni, mais ils ont tous été pris au même endroit : les Îles de la Madeleine.

Le blanchon, c’est le petit du phoque du Groenland. Chaque année, les Madelinots accueillent des photographes animaliers venus de partout sur la planète pour décoller en hélico vers la banquise qui leur permettra d’assister, s’ils sont chanceux, à sa naissance, ou du moins, à ses premiers jours de vie. Ah, l’hiver existe donc aux Îles, et il accueille un phénomène mondialement couru pour sa beauté et sa rareté. Un autre argument en faveur du caractère foncièrement unique de ce territoire québécois.

Bien sûr que j’irais voir les blanchons, Mathieu. J’irais tout habillée de Gore-Tex et le cœur prêt à exploser.

J’irais.

J’irais bien, mais quelques jours avant notre départ, un appel nous avise qu’en l’absence des glaces, la banquise, terre d’accueil du blanchon, n’a pas pu se former.

C’est vers le Nord que les phoques du Groenland devront se déplacer, à la recherche de glaces sur lesquelles se poser. Ce changement d’itinéraire, cette cassure dans le rythme saisonnier, on l’attribue à la crise climatique, et les Madelinots y assistent depuis la première rangée.

Une curiosité demeure : devant le manque, devant la chute de l’iceberg, que font les insulaires de leur hiver? Habités de cette quête, appareils photo au cou, Mathieu et moi partons pour les Îles.

PAS DE GLACE À L'HORIZON

Ma chanson préférée, celle des vagues qui claquent et qui roulent, joue à plein volume à mon arrivée. Ma cage thoracique prend de l’expansion et mon souffle s’approfondit : la mer et l’horizon sont des guérisseurs d’âme à la recherche de calme et de chaleur. Cette fois-ci, par contre, la quiétude se dissipe vite, et la mélodie résonne comme une alarme : comment se fait-il qu’elle joue en février? Comment se fait-il qu’elle n’ait pas cédé sa place au bruit de craquement des glaces?

SURF D'HIVER

La douce amertume qui englobe à la fois la joie de voir l’eau se déchaîner et la peur de regarder sur écran géant les conséquences dramatiques de la crise climatique est partagée chez les Madelinots. Je le comprends à la rencontre de Nico, un surfeur qui n’a pas l’intention de laisser le froid s’immiscer dans sa relation avec les vagues. Bien qu’il semble heureux de ne jamais ranger sa planche, il regarde l’anomalie sans se cacher : son environnement, ses paysages et son terrain de jeu sont appelés à disparaître, et ils prennent de la vitesse dans leur chute. Si la grandeur de la situation a de quoi paralyser les plus anxieux, lui choisit de saluer l’éphémérité de son pays en honorant la force de la mer.

VIVRE AVEC L'INÉVITABLE

C’est l’hiver, avec ses retards et ses redoux, qui encourage la prise de conscience. La cécité des neiges est aussi physique qu’elle est émotionnelle. Quand les rayons frappent sur la neige, tout devient clair, et quand les vagues frappent avec puissance sur les caps en plein février, tout devient réel : les Îles ont déjà amorcé leur descente dans le golfe du Saint-Laurent. Sans les glaces pour protéger leurs contours en pleine tempête, elles se fragilisent, elles glissent, elles s’effondrent et elles coulent.

Mathieu et moi profitons de l’immensité en prenant de longues marches sur les plages et à flanc de falaises avec de nouveaux amis qui habitent et font vivre les Îles de la Madeleine depuis des mois ou des années. Ils parcourent leurs sentiers, dessinent leurs courbes, photographient leurs couleurs. Alissa nous amène à la Belle-Anse pour le coucher du soleil, et je sens sa gorge se serrer au moment où mon souffle se coupe. Je vois des falaises rouges et une mer d’un bleu royal qui s’harmonisent à merveille, mais elle, elle voit un paysage qui a déjà perdu de sa grandeur depuis sa dernière visite : « Quand un cap flanche, c’est fort, ça fait le bruit d’un bulldozer ». Je comprends dans son émotion qu’elle fabriquerait de la glace pour la poser à la main sur les caps, si elle le pouvait.

Le sentiment d’impuissance est rarement tolérable. Il pousse à l’action, à la création, au développement, à ce que l’artiste Alphiya Joncas a défini de « résilience côtière ».

L’art et la guérison émanent souvent de la même source, du même désir profond de jeter de la lumière et de la douceur sur les blessures. Elle et sa communauté d’artistes et d’activistes s’intéressent à l’érosion côtière avec la conviction qu’en reconnaissant la fragilité de sa maison, on aura envie de la chérir, de la protéger et de l’habiter avec respect, avec passion. Aux Îles, on vit. Si je croyais que l’hiver invitait à l’immobilité et au silence, j’ai changé d’avis en observant Vickie, dont les mouvements de danse et les mots me secouent de mon inertie saisonnière.

Pour les créateurs, les Îles de la Madeleine offrent l’espace d’exister, d’accélérer ou de ralentir leur processus, selon leurs besoins et leurs envies. Pour les créateurs, les Îles sont une terre d’expression et de liberté.

C’est une relation intime, précieuse, vitale. C’est ce qu’ils font, les insulaires, l’hiver. Ils jouent, ils marchent, ils créent, ils regardent vers l’avant sans froncer, les deux pieds bien plantés dans l’importance de leur présent.

Que vive l’hiver aux Îles de la Madeleine! Que les glaces s’agrippent à leurs flancs! Que l’été ne soit jamais éternel!


TEXTE : Marie-Philippe Jean

PHOTOS : Mathieu Lachapelle

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