Dernière récolte

LA LAMiNAIRE SUCRÉE DES MI’GMAQS GASPÉSIENS

Sable à perte de vue, entre les dernières collines et la mer – la mer – dans l’air froid d’un après-midi presque terminé, et béni par le vent qui souffle toujours du nord
— Alessandro Baricco, Océan mer

J’adore l’odeur des algues. Un mélange de sel, de minéraux, de sucre et de soleil pénètre mes narines. Ça sent la mer, la santé, la fraîcheur. Ça sent un peu les vacances aussi. Surtout dans la tranquillité de cette Gaspésie d’après le froid et d’avant les nuées de touristes.

À 1,5 kilomètre des côtes de Paspébiac, en Gaspésie, je vogue sur le Nignag, le bateau-école de l’Association de gestion halieutique autochtone Mi’gmaq et Malécite (AGHAMM), une organisation sans but lucratif qui vise à aider les groupes autochtones à participer efficacement aux processus consultatifs et décisionnels pour la gestion des ressources aquatiques et des océans. Alors que la baie ridule doucement plongée dans le calme, une lumière délicate sonne 5 heures du matin.

LA RÉCOLTE

Je suis en compagnie de Marie-Hélène Rondeau, coordonnatrice biologiste de l’AGHAMM, de Peter Hackett, capitaine anglophone concentré et discret résidant à New Carlisle, de Stede Hinson, marin américain extraverti et chaleureux, et du jeune Joey Jerome, Mi’gmaq de 18 ans enthousiaste de faire cette année partie de l’équipe. Ils m’accueillent avec entrain et, franchement, je suis probablement encore plus heureuse qu’eux d’être sur l’eau.

Aujourd’hui, la mission consiste à conclure la dernière journée de récolte de laminaire sucrée de la saison. Mieux connue sous le nom japonais de kombu royale, la laminaire est une algue brune qui vit en eau froide, dans des zones qui ne sont pas trop profondes et où il y a une bonne exposition aux courants et à la lumière. La laminaire sucrée y pousse à l’état sauvage, mais lorsqu’on en fait la culture, on l’implante à l’automne sous forme de plantules. Les bébés algues s’agrippent donc à une cordelette qu’on enroule autour d’une corde support attachée à une filière maîtresse. Puis, c’est à une profondeur de 7 mètres que les filières sont finalement descendues pour l’hiver, dans la baie de Paspébiac.

La lumière joue un rôle essentiel dans l’algoculture : d’une part, elle permet aux plantes aquatiques de se développer et de l’autre, de se reproduire. Pour effectuer sa photosynthèse, la laminaire sucrée absorbe la lumière grâce aux pigments de chlorophylle présents dans ses chloroplastes. Ainsi, dès l’arrivée du printemps, les filières sont remontées à quatre mètres de la surface pour permettre aux algues de profiter le plus possible de la luminosité nouvelle.

Ayant déjà effectué une dizaine de sorties en mer pour la récolte, il ne reste qu’une seule cueillette à finaliser pour l’équipage du Nignag. Les algues seront cette fois plus petites, puisque les plus grandes ont déjà été retirées lors des récoltes précédentes. Malgré tout, les algues qui sortent de l’eau, reluisantes, froides et translucides, sont superbes. Le quatuor qui les récolte travaille de façon coordonnée et attentive : Peter tend la corde de support et surveille la filière, Stede remonte les algues sur le bateau à l’aide d’un outil fabriqué sur mesure, puis Marie-Hélène et Joey coupent le stipe de l’algue (sa tige) à l’aide d’un petit couteau. Il s’agit d’un travail intense qui demande agilité et rapidité, car la chaleur dégrade la qualité du produit. C’est donc dès l’arrivée au port et sans délai que les grands récipients remplis de laminaire sucrée seront acheminés à l’usine de transformation de Salaweg pour la congélation de la récolte.

SALAWEG

Salaweg (qui signifie salé en langue micmaque) a été créée en 2014 par l’AGHAMM dans le but d’apporter de l’emploi et de la visibilité positive aux communautés autochtones. Ainsi, en diversifiant la pêche, la saison de travail reliée aux produits de la mer peut à présent être prolongée jusqu’à la fin du mois de novembre. Victime de son succès, Salaweg est maintenant une entreprise indépendante détenue par les communautés micmaques de Gesgapegiag et de Gespeg en Gaspésie ainsi que par la communauté malécite de Viger au Bas-Saint-Laurent. Toute la production algale de l’AGHAMM est transformée chez Salaweg.

Adam Jerome, responsable des communications de l’entreprise, me parle des valeurs de Salaweg : « Dans la communauté, on avait le désir d’être unique et de créer de nouveaux produits tout en respectant les milieux marins. Les algues sauvages nourrissent les homards et forment leur milieu de vie. En en faisant la culture, on ne bouleverse pas leur environnement et on propose quelque chose de différent. La consommation d’algues ne faisait pas nécessairement partie de la culture culinaire micmaque, mais nos réalisations rendent les communautés très fières. On fabrique tout ici même, ce n’est pas rien! »

Ainsi, Salaweg produit actuellement quatre produits à base de laminaire sucrée cultivée par l’AGHAMM. Frédéric Bossé-Côte, directeur de l’entreprise, me présente ces savoureux condiments qui ont été élaborés en collaboration avec des chefs de l’École hôtelière de la Capitale : « La relish de mer accompagne à merveille le poisson grillé. Quant à lui, le mélange à tartare est d’inspiration japonaise. Au Japon, on en met partout! C’est un mélange un peu piquant, parfait dans les lobster rolls ou simplement sur un craquelin. Nous avons aussi des sachets d’épices à poissons et à viande qui sont très populaires. » Je confirme : ces produits sont délicieux et tout à fait caractéristiques du grand air gaspésien.

Chez Salaweg et l’AGHAMM, on a la tête pleine d’idées. On teste de nouvelles cultures en collaboration avec Merinov, le plus important centre intégré de recherches appliquées dans les domaines de la pêche, de l’aquaculture, de la transformation et de la valorisation des produits aquatiques au Canada. Des filières de dulse rouge ont été cultivées cet été. On pense au wakamé pour l’an prochain. On imagine des salades d’algues et d’autres produits hyper locaux de seconde transformation. Adam, Frédéric, Marie-Hélène et toute leur équipe débordent d’énergie et portent une vision à long terme pour la culture des algues en Gaspésie.


Au XIX e siècle, il était commun pour les médecins de prescrire des séjours en bord de mer pour soigner l’asthme ou la tuberculose. On prêtait alors à l’air salin de nombreuses vertus thérapeutiques. Aujourd’hui, on sait que les mers et les océans produisent une importante quantité d’oxygène nécessaire à l’équilibre des écosystèmes terrestres et marins. La lumière absorbée lors de la photosynthèse des algues est donc responsable de cet air filtré, pur et chargé d’oxygène. Cet air salin qui sent si bon et qui me gonfle de bonheur, et c’est en partie à la laminaire sucrée que nous le devons!


Texte : Marie-Eve Campbell

Photos : Marie-Eve Campbell

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