Teinture sauvage

Sur les estives battues par les vents ou au creux des forêts auvergnates, c’est dans ces décors sauvages que Céline trouve l’inspiration pour son travail de teintures végétales, véritable art aux couleurs de la nature.

Je rejoins Céline sur les coteaux forestiers qui entourent la grange que Jean, son mari, et elle même rénovent depuis plusieurs années, petit coin de paradis où coulent de tous les côtés eau de source et ruisseaux rafraîchissants. Dans le silence qui règne ici, seulement dérangé par le clapotis de l’eau, la bâtisse de pierres apparaît, centenaire, solide et accueillante. Tout autour, les herbes folles et les fleurs sauvages sont légion. Mais celle qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui, c’est le millepertuis, une plante aux longues tiges vertes et aux fleurs d’un jaune éclatant, depuis longtemps reconnue pour ses bienfaits et utilisée en pharmaceutique (dans le traitement des troubles psychosomatiques, de la ménopause ou comme antidépresseur).

Reconnaissable à ses petites feuilles criblées de minuscules taches blanchâtres, comme percées de mille trous (d’où le nom « millepertuis » qui signifie « mille trous », provenant de l’ancien français « pertuis » : « trou ») lorsqu’on les observe à contre-jour, elle fleurit largement à l’état sauvage dans les campagnes françaises. Mais ce que peu de gens savent, c’est que la plante est aussi réputée pour ses pouvoirs tinctoriaux, offrant des couleurs allant du jaune soutenu à un rouge plus foncé.

Sécateur dans une main et panier d’osier dans l’autre, sous les lumières dorées d’une fin d’après midi, Céline arpente alors patiemment les champs voisins pour prélever la quantité nécessaire à sa teinture du jour, prévue sur du fil à broder. C’est depuis 2017 que cette ancienne avocate et juriste à Lyon a tout quitté pour se consacrer exclusivement à ce métier de teinturière artisanale, hors des sentiers battus, mais au plus près d’une nature qu’elle a toujours aimée. Fils à broder, fils à tricoter, kits de teinture ou encore chaussettes en laine teintée sont autant de produits qu’elle propose à la vente sur son site, exportant dans toute la France, mais également en Europe et jusqu’au Groenland!

Et si ses teintures plaisent autant, c’est évidemment parce qu’elles sont faites avec amour et passion, mais aussi, et surtout, car elles sont 100 % naturelles, végétales et écologiques! Chez Céline, la plante est donc utilisée à toutes les étapes du procédé de teinture dans une démarche parfaitement cohérente avec son respect de l’environnement.

Après la cueillette vient la pesée, minutieuse, pour définir la quantité de tissus à teindre. Le travail de laboratoire à ciel ouvert peut commencer. Entre bois, pierres et nature à perte de vue, aucun bureau n’aura été plus beau que celui de Céline aujourd’hui, face aux vaches broutant paisiblement dans le champ d’en bas.

Les fleurs de millepertuis pesées, elles sont longuement laissées à macérer dans de l’eau de pluie avant de passer à la décoction qui concentrera l’extrait de la plante. À côté, les tissus à teindre ont été préalablement sélectionnés et préparés avec un mordant lui aussi naturel. Dans une société où l’industrie textile est l’une des plus polluantes et tandis que la plupart de ses confrères utilisent du sel d’alun pour « mordancer » leur tissu (préparer la fibre avec un fixateur qui aide le colorant à se fixer correctement et durablement), Céline a, quant à elle, fait un choix végétal plus écologique. Dans l’atelier de cette chimiste, pas de sels d’aluminium, mais seulement des solutions trouvées au sein même d’une nature souvent bien plus généreuse qu’on ne le croit. Feuilles ou écorces riches en alumines permettent alors de remplacer les sels d’alun tandis que certaines plantes peuvent teinter sans avoir recours à un mordant en amont (avocat, curcuma, oignon, etc.). Ainsi, le bain de mordant peut ensuite être facilement évacué en nature sans aucun risque de pollution. Et après tout, c’est bien sans substances chimiques de synthèse que nos ancêtres réalisaient la teinture de leurs vêtements de façon naturelle, seulement aidés par les plantes qui les entouraient déjà. Mettre en lumière ces savoir-faire oubliés, mais aussi trouver une solution durable et éthique au monde du textile : c’est l’une des plus belles déterminations de Céline.

Chauffés et remués patiemment, les bains de teinture commencent à révéler leurs couleurs fabuleuses et parfois même d’étonnantes fragrances. Les fils sont plongés dans leur bain pigmenté, et la magie opère instantanément lorsque la laine boit généreusement la couleur qui s’étire et court le long des fibres. Mes yeux sont enchantés de ce changement d’apparence et pourtant, Céline m’affirme que la coloration n’est pas terminée et qu’il faudra que je m’arme d’un peu de patience pour observer le véritable résultat final. La marmite aux eaux rougeâtres est remise sur le feu doux, et la cuisinière brasse avec douceur le mélange. « Un teinturier s’éloigne du feu, mais y revient toujours », paraît-il. Car, comme un travail de laborantin, tout est calculé, et toute chauffe excessive ou trop légère risquerait d’endommager la couleur. Évidemment, une part d’inconnu est toujours en jeu dans ce travail artisanal à base de fibres et de colorants naturels, et c’est bien ce qui en fait tout le charme, mais c’est avec beaucoup d’expérience que la teinturière surveille et reconnaît les moments opportuns.

C’est enfin l’heure de la grande révélation, le moment choisi pour que la plante nous révèle tous ses coloris. Les longues fibres de laine doivent sortir du bain. Et tandis qu’un premier bain réalisé plus rapidement nous dévoile des teintes jaunes, le second mis à chauffer plus longuement nous étonne par ses couleurs plus orangées, le tout avec la même plante! Les couleurs sont fixées et les tissus profitent d’une toute nouvelle vie, parés de leurs nouvelles robes pigmentées.

Céline réfléchit déjà à sa prochaine teinture, peut-être, à base de carotte sauvage, l’une de ses fleurs sauvages préférées, qui s’épanouit non loin de notre millepertuis, ou encore avec quelques racines de garances, de fanes de betteraves, de mousses séchées, de champignons ou même d’écorces. Autant de trésors insoupçonnés qui, en plus de leur beauté souvent évidente, cachent en eux des couleurs éclatantes.


Texte et photos : Julia Laffaille