Les mystères de l'île Silhouette

J’enfile une chemise de lin froissée et je noue mes boucles haut sur le crâne. Dernier ajustement de la frontale, et je me lance dans la nuit.

Après le silence de ma chambre, c’est tout un vacarme dehors. Ça crisse, ça s’ébroue, ça chahute et ça râle. Bizarrement, j’y trouve un rythme, un équilibre, comme si chaque son avait un rôle dans cette complainte nocturne.

J’avance d’un pas décidé en slalomant entre les crabes. Dans un bruissement de feuilles suspect, ces énormes crustacés à la carapace rouge s’écartent hâtivement sur mon passage. La lampe plaquée sur mon front balaie le paysage, me laissant seulement entrevoir des fragments de cette jungle. L’ambiance est palpable, et ce n’est pas une figure de style. On pourrait presque saisir les particules qui planent dans le faisceau de lumière. C’est l’humidité dense qui vient de l’écume des vagues toutes proches. Je les entends se fracasser contre les abords de l’île. Car oui, je suis sur une île au beau milieu de l’océan Indien. C’est un petit bout de terre dans l’archipel des Seychelles quasiment inoccupé. Pour cause, l’endroit serait maudit. Allez dire aux Seychellois de mettre les pieds ici, ils vous riront au nez. Nombreux ceux qui croient dur comme fer aux légendes inquiétantes de Silhouette. Et ne vous y trompez pas, ce ne sont pas seulement de jolies apparitions fantomatiques au détour d’un sentier. Imaginez aussi, un ermite serial killer retranché au cœur de la végétation.

À dire vrai, on oublie vite toutes ces croyances en découvrant la beauté intacte de l’île. Les 25 km² de terres volcaniques couvertes d’une végétation tropicale rare en font un musée vivant préservé. Des centaines d’oiseaux, de reptiles et de plantes endémiques auxquels s’ajoutent certaines espèces indigènes menacées, comme la tortue géante. Alors, pénétrer ce parc national considéré comme le plus riche en biodiversité de l’océan Indien entier, c’est assurément s’offrir une immersion chez Dame Nature en personne.

Une chauve-souris, de la taille d’un chat, s’agite au-dessus de moi. Elle semble me fixer un moment... Est-ce qu’elle peut me voir? J’ai toujours cru qu’il n’était question que d’ultra-sons. Pourtant ses petits yeux noirs sont braqués sur moi. C’est flippant. Bien plus que la forêt sombre qui se resserre en masquant le ciel et les premières lueurs du jour. Mais bien moins que l’hypothétique future rencontre avec le vieux fou de l’île.

La solitude se fait sentir très rapidement dans ces moments-là. D’abord étrange amie, elle m’accompagne et m’occupe l’esprit. « Qu’est-ce que tu fous là? Tu as quand même de drôles d’idées de partir à l’aventure en solo sur une île déserte. Est-ce que ce n’était pas imprudent de ta part? » À force de questionnements, tout en surveillant l’enchaînement de mes pas sur le terrain anarchique, l’inquiétude cherche à troubler ma progression. Mais en levant le nez, la déraison résonne en moi bien plus fort! Les arbres qui s’allongent de toutes leurs branches en des lianes impénétrables me ramènent implacablement à l’essence de ce moment : l’exploration.

Seule, mais entourée d’arbres centenaires sur un sol si peu foulé par l’Homme. Un sentiment de privilège me transporte et me pousse au-delà de toute peur. Le mystère est grand, il est à portée de main. Et je fais partie des rares personnes sur Terre à le découvrir.

Comme pour répondre en images à mes dernières conclusions, je débouche sur un plan d’eau noyé de palmiers. Un frémissement, je scrute les longues palmes qui s’étirent et se croisent sur des dizaines de mètres parfois. Il y a certainement quelque chose qui se tapit dans l’ombre. L’enchevêtrement presque étudié de feuillages sombres dans un monochrome vert rend ma recherche compliquée.

Alors, quand enfin j’aperçois les plumes blanches, je me rends compte que l’individu haut perché n’était pas si discret. De son long bec, l’échassier farfouille la verdure, plongeant sa tête et disparaissant de moitié. Au-dessus de moi, la cime des arbres recouvre le ciel jusqu’à me donner le vertige. Je me sens toute petite. Un souvenir me revient, puissant, celui de moi gamine, à la plage, en train de plonger la tête sous l’eau et de sonder le bleu opaque avec des frissons. Ici, les détails sont foisonnants, les bruits aussi, pourtant je vis la même chose. J’éprouve à la fois un ancrage au monde et l’imposture d’être là. Cette intrusion dans un paysage qui n’a pas besoin de moi me laisse perplexe.

Humidité, chaleur, l’ascension un peu raide entre les palmiers et le soleil qui s’est invité au-dessus de la canopée donnent un nouveau visage à la randonnée. Je dégouline, l’appareil photo est en fusion dans ma main. Il doit faire 30 degrés, ressenti 50. Des craquements se font entendre par moments; je suis à l’écoute, toujours à l’affût de voir un animal surgir.

Mais le chemin s’arrête là, dans un nœud de troncs. En bifurquant vers la droite, il semble y avoir une issue à travers des blocs de granite géants. Je me risque sur quelques mètres, dérangeant des araignées endormies. Des toiles méticuleusement tissées sur les reliefs des roches me révèlent l’absence de passage par ici. Ce n’est pas le sentier. Je m’apprête à revenir sur mes pas quand deux oiseaux attirent mon attention en piaillant à tue-tête. Fascinée par cette proximité, je prends le temps de les observer, tentant quelques clichés. Probable que je dérange une nichée.

Soudain, un roulement grandissant émerge de la mélodie tropicale. Comme si l’on déchirait l’air. Tandis que mon corps reste paralysé, mon cerveau fuse et analyse le fracas perçu. C’est un de ces immenses arbres à pain qui vient de s’écraser dans la pente juste au-dessus de moi. À l’abri des rochers où je m’étais faufilée par mégarde, je m’assure que le calme est revenu. À bien y réfléchir, l’enchaînement des événements m’a, d’une certaine manière, sauvée. Je reviens sur le véritable sentier et j’étudie l’amas de bois. En soulevant des rameaux et en me baissant un peu, ça passe. Triomphante, je me retrouve en quelques secondes de l’autre côté, et le chemin m’apparaît de nouveau tracé. Il est maintenant clair pour moi que l’esprit de la forêt a remplacé ma frileuse conscience. Je suis prête à traverser cette jungle en cueillant d’autres mystères et trésors.


Texte et photos : Vanessa Martin