Cultiver l'impossible

Pascal Poot, SEMENCIER RÉVOLUTIONNAIRE

Le champ vallonné entouré de pins et de vieux chênes a des airs de prairie. Il semble avoir été cultivé il y a plusieurs mois ou même, années, puis abandonné à son sort. On voit bien quelques plantations émerger des mauvaises herbes. Des taches colorées animent ce petit chaos naturel.

Le soleil descend enfin sur l’horizon. Aujourd’hui encore, la chaleur a été assommante. Intriguée, je m’approche des alignements de plants encore visibles. La végétation est basse, pas vraiment étalée, on a plutôt l’impression qu’elle se regroupe sur elle-même de manière torturée. Parfois, une pousse verte gracieuse s’étire et se faufile dans une crevasse, certainement à la recherche de la fraîcheur salvatrice. Un refuge pour survivre à l’impossible.

Mon regard démêle le paysage, et je distingue enfin les milliers de tomates. Des petites grappes jaune tendre, des grosses pourpres zébrées. Certaines ont une peau de velours et d’autres brillent comme des ballons prêts à éclater.

C’est au détour du sentier que je retrouve le semencier Pascal Poot. Ce sont ses terres. Il les a achetées sans un sou de plus en poche pour les cultiver. Alors, partant du principe que l’être vivant s’adapte à son milieu, il n’a pas donné d’autre choix à ses plants de tomates que de survivre sans soin particulier aux conditions sévères de ce coin de France. Il faut savoir que sur les hauteurs de Lodève dans l’Hérault, le climat est exceptionnellement chaud et sec en été. Bourré d’oxyde de fer, le sol rouge brun engendre des décors uniques érodés par les violentes pluies des épisodes cévenols automnaux. Vraisemblablement, on ne peut pas dire que c’est un terrain propice à la culture potagère.

J’observe Pascal arpenter les étendues cultivées, plongé dans ses réflexions. Le chapeau de paille élimé et les mains calleuses en disent long sur son quotidien. Je me sens bien humble face à ce personnage atypique dont la pensée va à contresens du principe économique des multinationales. J’ai toujours admiré ceux qui arrivent à se faire leur propre idée des choses en occultant la logique établie.

Face aux serres automatisées à l’arrosage régulier et à l’abus de produits chimiques, Pascal Poot revient à un schéma moyenâgeux laissant la plante réagir à divers stress et se fortifier naturellement. En effet, depuis plusieurs années, il cultive les tomates sans eau et sans pesticides.

« Moi, ma logique il y a 35 ans, c’était de faire en sorte que les plantes apprennent à résister par elles-mêmes aux maladies et de volontairement ne pas les soigner. Mais finalement, comme je n’avais pas d’argent, les seuls terrains que j’ai pu acheter étaient des sols dont personne ne voulait. Ils étaient moins chers parce qu’il n’y avait rien qui y poussait et qu’il n’y avait pas d’eau », m’explique Pascal avec un rire fataliste. Et c’est par la force des choses qu’il se retrouve à cultiver dans des cailloux, sans eau.

Tout d’abord considéré comme un original par les habitants et producteurs du coin, Pascal s’obstine et progresse selon son intuition. « L’absence d’eau, ce n’était pas mon idée au départ, je voulais juste rendre mes cultures plus vigoureuses. Je me suis dit, regarde les plantes là dans le chemin, elles arrivent à pousser sans l’aide de personne, donc y a pas de raison que ce qu’on cultive ne soit pas capable de vivre comme les broussailles. »

Aucune magie là-dedans. Les débuts furent difficiles avec de nombreuses pertes et de maigres récoltes. Mais les échecs en apprennent plus à Pascal qui a toujours foi en la nature. De toute manière, comme il me le confie, sans entreprendre des travaux coûteux et embaucher une main-d’œuvre conséquente, il serait impossible d’acheminer l’eau jusqu’aux champs. « Pour désherber et entretenir un hectare, il faut normalement 6 personnes. Cette année, on a planté 8 ha, il faudrait donc que l’on soit plutôt entre 60 et 100 personnes. On est 5. »

Les années défilent, lui donnant raison. Aussi, scientifiques et journalistes viennent-ils découvrir cette vision révolutionnaire. Celui qui avait arrêté l’école à 7 ans se retrouve 40 ans plus tard à enseigner son expérience à des ingénieurs agronomes. « La Terre est pauvre, c’est tellement sec toute l’année que rien ne pousse même l’hiver avec les pluies. C’est quasiment un désert ici. Pourtant, on a récolté des cageots et des cageots de tomates quasiment tous les deux jours. »

Le type désertique de ce milieu ajoute à ma perplexité face à cette réussite. Pour comprendre de manière concrète comment cela est possible, Pascal Poot me donne un petit cours simplifié de sciences naturelles. La mycorhization est l’une des clés de cette culture hors norme, et le semencier va me l’expliquer parfaitement. Il pointe son bras en direction des arbres en bordure du champ. « C’est comme les forêts naturelles, un seul de ces chênes que tu vois là évapore environ dans les 3 000 litres d’eau par jour, et il y en a un tous les 2 mètres. Aussi, on sait que les racines s’étalent sur seulement 20 cm de terre en moyenne, car en dessous, ce ne sont que des dalles rocheuses. Et d’autre part, on ne trouve pas le moindre filet d’eau à moins de 200 m de profondeur. Aussi bien d’après les sourciers que d’après les géologues venus ici le constater. Apparemment pas de possibilité que les chênes trouvent de l’humidité quelque part. Dans ce cas, comment font-ils pour évaporer 3 000 litres d’eau par jour? »

La réponse à cette question réside dans une symbiose naturelle tenant presque du miracle. C’est l’association des racines et d’un champignon qui permet à la plante d’accroître sa puissance d’absorption de l’eau et des nutriments. Tout se passe dans un échange de service où chacun y trouve son compte. La plante apporte par la photosynthèse les hydrates de carbone que les champignons ne savent pas produire, et la mycorhize initiée par les spores de champignon développe fortement la capacité d’extraire l’eau des moindres éléments du sol comme les cailloux.

Pascal, qui a rencontré divers chercheurs, me rapporte quelques conclusions : « La force d’aspiration d’un chêne dans un sol aseptisé sans champignon est de 60 bars. Contre 800 bars pour un chêne naturel ayant poussé au milieu d’autres plantes et racines. Je ne sais pas si tu imagines, mais 800 bars dans un nettoyeur à haute pression, ça peut percer de la pierre. » Sachant qu’en dehors du granite, les cailloux sont tous poreux, associés aux champignons, les racines peuvent puiser cette source d’eau et survivre malgré la sécheresse.

Pascal Poot ne fait donc qu’aider un peu la nature à créer cette symbiose au niveau de ses pieds de tomates. Un apport en compost fait de fumier et de 90 % de bois permet à ce fameux champignon de s’installer dans les racines. Le soleil est très important aussi. « Ce qui sert de système immunitaire aux plantes, ce sont les vitamines, les antioxydants, les polyphénols. Si les plantes fabriquent ces éléments chimiques, c’est en réaction aux UV. C’est cette agression qui fait qu’elles réagissent. Si tu plantes des tomates dans une serre, il n’y a pas d’UV suffisants pour qu’elles créent tous ces éléments en abondance. Les analyses démontrent que ces tomates-là sont très pauvres, car leur système immunitaire est resté endormi. Sans compter que dans une serre, tu as aussi deux fois plus de maladies ou de parasites. »

Je comprends enfin l’ironie de la situation et le cercle vicieux dans lequel toute l’agronomie dominante se fourvoie. Sans soleil pas de vitamines. Mais pire, les maladies et les parasites se développent. Donc à cause du manque de soleil, les agriculteurs ont la main lourde en divers produits chimiques qui rendent le sol stérile sans plus aucun champignon bienfaiteur ni nutriment. Le serpent qui se mord la queue.

Pascal se penche sur un pied de tomates plutôt mal en point : les feuilles ont décoloré, elles se dessèchent. Ce sont des araignées rouges microscopiques qui prolifèrent sous les feuilles et sucent la sève. Elles peuvent dévaster tout un champ. Il suffirait d’arroser par aspersion afin de rafraîchir les feuillages, car ces petites bêtes n’aiment pas le froid. Or cette opération nécessiterait de l’eau, ce que Pascal n’a pas. Mais, ce qui semblerait un problème à nos yeux ne l’est pas pour lui. En effet, il cherche continuellement à renforcer la plante, et chaque obstacle à son épanouissement est un stimulus de plus. C’est comme si la plante apprenait chaque année à se défendre et à trouver des solutions pour survivre. Et cette immunité naturelle se perpétue de graine en graine.

Aussi, les questions récurrentes et classiques sur la culture de la tomate font sourire le paysan. Comment lutter contre le mildiou, que faire face aux limaces, faut-il éliminer les gourmands? Tout autant d’interrogations auxquelles Pascal apporte la même réponse : « Tu plantes les graines de tomate et tu les laisses vivre et lutter d’ellesmêmes. » C’est un pas de géant vers l’impossible alors que l’humanité commence tout juste à comprendre les enjeux d’une agriculture durable.

Les graines de Pascal sont en vente sur son site lepotagerdesante.com. On y trouve un choix de tomates inimaginable, des légumes anciens presque oubliés et des plantes aromatiques.


Texte et photos : Vanessa Martin