La terre rouge du pays Kassena

« Regarde, me dit Arnaud, tu vois ces dessins? Ils racontent l’histoire des Kassena. » Nous sommes à Tiébélé. Cela fait deux jours que nous avons posé les pieds dans le monde rouge et vert du Burkina Faso. Nous avons roulé sur les pistes poussiéreuses du Sud.

J’ai touché mon rêve : je suis en Afrique. Pas exactement celle des livres d’Ernest Hemingway et de Joseph Kessel, mais elle défile par la fenêtre du Land Cruiser, l’Afrique rêvée et réelle. Un paysage de plaine roussie. Des arbres timides au vert puissant et des baobabs dénudés et solitaires. Des taxis-brousse qui débordent et des ânes tirant des carrioles remplies de bois sec. Des femmes portant sur leur tête des bassines défiant la gravité et sur leur dos des bébés endormis.

Dans les villages que nous traversons, la route n° 5 est émaillée de maquis aux tables en plastique où sont accoudés la jeunesse et les aînés ainsi que d’échoppes où l’on trouve de tout, tout au bout du pays. La piste les fend tout droit, pareille à une rivière rouge se déversant dans le paysage.

Tibélé, les murs en héritage

Je plisse les yeux sous le ciel brûlant. Face à moi, la cour royale de Tiébélé, vieille de plus de quatre siècles, écrasée de soleil et blottie au creux des collines rousses. Ses cases forment un paysage noir, rouge et blanc, qui dépasse à peine de la brousse. À l’entrée de la cour, un vieux figuier noueux dessine des ombres tortueuses sur les pierres sacrées réservées à la famille royale. « Toutes les familles puissantes possèdent un figuier devant leur cour. Il témoigne de l’importance et de l’ancienneté de la chefferie de Tiébélé », explique Arnaud, prince et guide local. Nous le suivons dans les allées étroites bordées de murs hauts contre lesquelles rebondit la chaleur de midi. Alors Arnaud nous raconte l’histoire de son peuple. Les Kassena sont arrivés dans le sud du Burkina Faso au XVe siècle. Ils font partie de l’ethnie des Gourounsi, la plus ancienne du pays. Leur culture se dévoile dans la disposition de leurs villages et l’architecture de leurs cases.

Mon regard se pose sur une habitation en forme de huit. La maison Dinian est celle des grands parents et des jeunes enfants. Elle abrite l’esprit des ancêtres, un intermédiaire entre les Kassena et le divin. La maison carrée accueille les couples mariés, et la maison ronde à toit de paille abrite les hommes célibataires. Les jeunes filles vivent avec leurs grands-parents jusqu’à leur mariage.

Accroupie dans l’entrée de la grande case, je tente d’enjamber, sans rien voir et sans me cogner, le muret bas qui me sépare de la salle d’accueil. Les portes des habitations traditionnelles mesurent moins de 80 centimètres de haut. On est obligé d’y pénétrer la tête la première, ce qui permet aux habitants de décapiter sans effort tout ennemi éventuel. Rappel tangible des guerres qui ont eu lieu par le passé. Entre les murs de ces cases faites de briques de terre pouvant durer 100 ans, la chaleur de la saison sèche se retrouve piégée, et je fonds comme du sucre dans un café. Seule ouverture de la case avec l’entrée, la cheminée de la cuisine lance dans l’obscurité épaisse des rais de lumière dramatiques qui transforment un tas de poteries, des calebasses alignées sur le mur et une bassine en fer blanc en visions mystérieuses et hallucinées.

Dehors, le souffle tiède du vent du sud caresse ma peau. L’architecture courbe et ronde enveloppe les scènes de la vie quotidienne. Le village est presque désert à cette heure de la journée. Une femme prépare la dolo, la bière de mil locale. La brasserie est simple : une cour, un four en terre, des marmites et des calebasses. Comme dans tout le pays, c’est une tâche dévolue aux femmes. Mais les femmes Kassena possèdent aussi un autre savoir-faire. Avant chaque saison des pluies, elles couvrent les cases de la cour royale de motifs géométriques et figuratifs noirs et blancs. La peinture de ces motifs fait appel à des techniques ancestrales que les femmes se transmettent de génération en génération. « Les symboles parlent, nous dit Arnaud. Ils sont issus de nos croyances et de notre vie quotidienne. » Et c’est tout l’héritage ancestral des Kassena qui vit sur les murs de la cour royale, où chaque maison est un tableau, une œuvre d’art à décrypter.

TANGASSOGO, LE VILLAGE PAYSAGE

Je foule de mes pas la terre gercée. Les craquelures forment des centaines de lignes de vie dans les lesquelles je vois des rivières, des routes, des frontières, qui courent jusqu’aux cases du village de Tangassogo. Des enfants arrêtent leurs jeux et nous suivent du regard. Non loin, deux poules et un cochon se battent pour la seule mare de boue des environs. Tangassogo, village Kassena aux cases traditionnelles, est cerné de champs désertiques. En arrière-plan des manguiers, des karités et des tamariniers moutonnent sur les dunes de terre rouge. Au Burkina, la lumière a une couleur, celle de l’or de la terre. Elle se teinte des particules en suspension de la terre assoiffée et baigne les paysages, les villages et les visages d’un éclat doré.

Je suis aspirée tout entière dans ce monde rouge et noir où le sol brun se prolonge en murs ornés de motifs graphiques. Dans la case aux fétiches, un autel a été dressé. Les habitants y font des offrandes et des sacrifices pour se protéger des forces occultes ou obtenir leurs faveurs. Dans les cases comme dans les cours, le sol devient table, siège, foyer, une invitation à s’asseoir, à échanger, à partager les tâches quotidiennes. Deux jeunes filles s’installent en retrait. Sous les doigts habiles de la plus âgée, une tresse naît des cheveux courts dans lesquels le soleil vient glisser des éclats d’argent. Dans les ruelles de Tangassogo, la terre sent le chaud. J’aperçois à intervalles réguliers une robe rose comme un bonbon flotter à l’angle des cases. Mais l’étoffe s’évanouit dans la ville brune à notre approche. Ne reste que le murmure des bracelets qui tintent aux poignets de la petite fille alors qu’elle court. Je me perds dans le village de terre.

Sur les racines boursouflées d’un grand et digne caïlcedrat, les villageois nous ont invités à partager la bière locale à l’ombre de l’arbre à palabre. Je porte la calebasse ronde et douce à mes lèvres et avale ma première gorgée de dolo. La bière est tiède et je suis surprise. Surprise aussi par son goût acide et léger à la fois. Surprise par ce voyage des premières fois.

Je lève les yeux sur les murets qui courent d’une case à l’autre et forment des vagues de cuir émergeant de la terre du Burkina. Alors je comprends que les murs, les cases, les familles, les routes, les villages sont reliés. Ils se mêlent aux conversations et à la vie locale qui s’écoule. Ils forment un village paysage, un océan de terre rouge modelée par les femmes et les hommes du pays Kassena. Il définit le relief du Burkina autant que les baobabs, les caïlcedrats et la savane filant entre les collines vertes.


Texte et photos : Lise Labdant