L'aronie

En regardant mes doigts tachés de mauve, j’ai eu envie d’utiliser ce pigment pour expérimenter, créer, jouer. J’ai eu envie de tirer l’encre des baies pour donner vie à une aquarelle, offrir un second souffle à une étoffe marquée par le passage du temps, teindre une laine, puis tricoter un foulard qui me rappellerait l’été tout l’hiver. J’ai eu envie de voir toutes les nuances de mauve que l’aronie pourrait m’offrir.

Chaudière à la main, Richard Dufour, vice-président d’un collectif d’agriculture urbaine et grand passionné d’arbres fruitiers, traverse les hautes herbes automnales pour nous guider – sa fille Catherine et moi – vers de l’Aronia melanocarpa, arbuste indigène de l’est de l’Amérique du Nord. Nous sommes tous les trois unis par une curiosité envers le terroir et un amour du patrimoine végétal du Québec. Tandis que nous cueillons et cueillons, Richard nous parle des baies noires globuleuses qui couvrent l’arbuste par milliers.

UN RÊVE DE FORÊT NOURRICIÈRE

Guidé par un projet de forêt nourricière (une technique de permaculture qui s’inspire de la forêt naturelle), Richard cumule plus de 25 années de recherche sur tout ce qu’on peut consommer et faire pousser ici au Québec. C’est cette quête qui l’a conduit vers l’aronie il y a environ dix ans. Depuis, le jardinier passionné a implanté quatre cultivars (ou « variétés cultivées ») différents d’aronie dans son jardin dans le but d’observer et d’étudier cette plante très rustique. Car au-delà de caractéristiques ornementales intéressantes, l’aronie présente plusieurs avantages notables : en plus de compter parmi les fruits les plus riches en antioxydants et en vitamine C, elle se distingue par une fructification abondante et tardive qui permet de prolonger la saison des récoltes jusqu’aux premiers gels. Facile à cultiver et résistante aux ravageurs, elle a également un énorme potentiel de production biologique.

Mais l’amour de Richard pour l’aronie n’a rien eu d’un coup de foudre, car les baies dodues ont un goût acide et tanique lorsqu’elles sont consommées crues. Par pure logique environnementale et toujours dans le but de tirer pleinement parti du terroir, il a persévéré et cherché à apprivoiser le petit fruit méconnu. « Pourquoi ne pas manger ce qui pousse ici? Pourquoi manger ce qui pousse aux tropiques? Si nous voulons prospérer en tant qu’humains, il faut manger ce qui pousse ici chez nous », nous explique-til en glissant une grappe de fruits noirs dans sa chaudière. « Et manger, c’est bien plus que simplement se nourrir. C’est aussi le plaisir, la fin de bouche, les couleurs. »

UN PETIT FRUIT QUI VAUT LE DÉTOUR

Au fil des ans, Richard a découvert que la cueillette de l’aronie après une ou deux gelées permettait de profiter de fruits plus sucrés. Il compare maintenant le petit fruit noir à l’ingrédient secret d’un bon vin, soit l’élément qui vient ajouter une agréable complexité, une richesse et une fin de bouche tanique qui rappelle le vin vieilli en fût de chêne. C’est un aliment qui sort du paradigme consistant à manger un fruit tel quel, qu’il soit fraîchement cueilli ou acheté au marché. Car les téméraires qui tenteront de faire craquer une baie crue sous leurs dents découvriront un goût acide et astringent qui est loin d’être agréable. En effet, c’est la transformation qui permet au petit fruit noir d’atteindre son incroyable potentiel gastronomique et qui nous permet de découvrir ses parfums concentrés de mûre et de cerise noire couronnés de riches tanins. On peut le manger séché, comme des raisins secs, ou cuit avec du sucre pour confectionner des gelées, des confitures ou des sirops noirs comme l’ébène. En plus de très bien se prêter à la fabrication de vinaigres fins et de jus, il peut être introduit dans des sauces, des purées et des coulis pour agrémenter des desserts tout comme des mets principaux, surtout composés de gibiers et de viandes plus corsées. Car son exubérant côté astringent, couplé à un goût vif de baies et à de délicieuses notes musquées et terreuses, permet de rehausser les recettes les plus classiques.

Mais nous avons tendance à délaisser les aliments qu’il faut travailler. Influencés par la nourriture industrielle et le prêt-à-manger, nous recherchons le sucré, le salé et le gras, sans trop mélanger les saveurs et les textures. Pourtant, ce sont les aliments tels que l’aronie qui permettent de créer des assemblages pour ajouter une complexité à un dessert ou à un mets tout en rehaussant sa couleur. Ce sont eux qui nous permettent de diversifier notre discours sensoriel et d’apprivoiser des saveurs inhabituelles – mais non moins agréables – telles que l’acidité, l’amertume et l’astringence. Il existe une myriade de saveurs sous-exploitées au Québec, et l’aronie compte parmi les aliments qui nous donnent l’occasion de renouer avec notre héritage gastronomique oublié.

UN POUVOIR PIGMENTAIRE SANS PAREIL

Après notre cueillette, c’est munies d’une chaudière, d’un brûleur, de cuillères, d’un pilon, d’une bassine émaillée, d’un filtre à gelée ainsi que de vinaigre et de sel que Catherine et moi avons marché jusqu’aux berges du fleuve pour commencer notre expérimentation. Il existe diverses recettes traditionnelles de teintures végétales, qui incluent toutes l’étape importante de fixation de la couleur. C’est cette dernière qui permet à la couleur de tenir au lavage et de résister à la lumière du soleil. Plusieurs mordants ont été utilisés au fil des siècles, y compris l’urine (pour l’acide urique qu’elle contient) et l’alun. Aujourd’hui, nous avons choisi de fixer la couleur avec du sel et du vinaigre, des ingrédients de tous les jours qui ne sont pas des mordants à proprement parler, mais qui fonctionnent très bien avec le coton.


LES ÉTAPES DE NOTRE PROJET

1. Cueillir des baies alors qu’elles sont bien juteuses (pour faire votre choix, fiez-vous à la couleur de la chair du fruit, et non à celle de la pelure).

2. Glisser les baies dans une grande casserole avec de l’eau (deux tasses d’eau pour chaque tasse de fruits), puis porter à ébullition.

3. Laisser mijoter doucement pendant une trentaine de minutes, puis bien écraser les fruits pour en extraire le plus de jus possible.

4. Laisser tiédir, puis filtrer et remettre dans la casserole.

5. Glisser des morceaux de tissu humides dans la casserole et bien recouvrir de liquide colorant.

6. Laisser frémir doucement pendant une trentaine de minutes. Plus vous attendrez longtemps, plus l’eau s’évaporera, et plus la couleur sera saturée et vibrante.

7. Déposer le tissu dans une bassine remplie d’eau froide, avec du sel et du vinaigre, pour fixer la couleur, puis laisser reposer environ une heure.

8. Rincer le tissu à l’eau propre. Si elle est encore teintée, répéter le trempage dans l’eau additionnée de sel et de vinaigre


Les pieds dans le sable et sous les rayons d’un soleil rougissant, nous avons vu nos étoffes s’imbiber du puissant colorant. Nous les avons délicatement rincées dans le fleuve avant d’admirer le résultat : d’incroyables nuances de mauve allant du lilas au rouge bordeaux. Dans une ère où les tendances changent de jour en jour et où tout va très vite, prendre une pause du quotidien pour donner une seconde vie à des linges qui avaient connu de meilleurs jours est à la fois apaisant et vivifiant. Et notre expérience a ouvert la porte à un monde de possibilités.


Texte : Ariane Bilodeau

Photos : Mathieu Lachapelle

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