Truffe des Appalaches

Je me dirige vers la truffière accompagnée de Bloom, un jeune berger australien trépignant d’énervement à la vue d’une inconnue. Le murmure du vent porte une odeur subtile – mais familière – jusqu’à nous. Bloom se lance, museau au sol et narines frémissantes. Je le regarde fureter, humer, s’arrêter. C’est là que je creuse et découvre, ébahie, ma toute première truffe du Québec.

Vendredi matin, très tôt, direction l’Estrie. Jérôme Quirion, microbiologiste, nous attend pour nous faire découvrir le fruit d’années de travail : une truffière expérimentale. Jamais nous n’aurions pu penser que ce qui ressemble, au premier regard, à une pépinière d’arbres à noix cacherait un tel secret.

SYMBIOSE

Véritable passionné, Jérôme laisse son amour pour la truffe le propulser dans plusieurs directions. Agissant à titre d’expert au sein de deux entreprises locales guidées par des visions complémentaires, Truffes Québec et Truffes Urbaines, il est devenu un pionnier de la trufficulture québécoise en l’espace d’une dizaine d’années seulement. Aujourd’hui, il nous parle de symbiose entre la truffe et les racines de l’arbre hôte. Il faut savoir que la plupart des champignons se développent grâce au mycélium, un corps végétatif qui croît sous terre en formant d’innombrables petites racines blanches. Mais pour la truffe, ce sont de minuscules filaments orangés, appelés « mycorhizes », qui se connectent aux racines de l’arbre pour se nourrir tout en permettant à ce dernier de libérer des nutriments. Loin d’être parasitaires, elles stimulent la croissance de l’arbre en accélérant son développement racinaire. C’est en s’appuyant sur cette alliance symbiotique champignon-plante que Jérôme et son entreprise en démarrage poursuivent des ambitions de régénération de sols.

Leader en trufficulture, Truffes Québec est aussi une entreprise axée sur la production et la plantation d’arbustes ainsi que la phytoremédiation, soit la dépollution basée sur les plantes. Sa mission? Faire connaître la truffe et son potentiel de reforestation de champs surexploités par l’agriculture intensive. L’idée de revaloriser des terres appauvries tout en produisant le plus précieux des champignons est, certes, très alléchante. En distribuant des plantules d’arbres nobles (comme des noisetiers, des chênes, des caryers et des pins blancs) inoculés avec la truffe et en offrant des services de consultation et d’accompagnement, la jeune entreprise visionnaire donne naissance à une nouvelle industrie tout en s’enracinant dans le paysage agricole québécois.

RÊVE RÉALISABLE

Devant être créé de A à Z, le marché québécois de la truffe présente un potentiel incroyable, surtout avec l’explosion récente du mycotourisme et de l’intérêt pour la cueillette de produits forestiers comestibles. C’est là que Truffes Québec entre en jeu, avec la mission de développer la culture et le marché de la truffe au Québec. Après plus d’une dizaine d’années de recherche et d’expérimentation tant en laboratoire que sur le terrain, Jérôme reproduit et cultive maintenant plusieurs variétés du précieux champignon.

Il y a notamment la truffe de Bourgogne, la truffe du Périgord et la truffe bianchetto, des variétés européennes, mais c’est sur la rare truffe des Appalaches – une variété indigène au Québec – que le jeune passionné concentre ses efforts. Cette élégante truffe de couleur cannelle présente une chair noire veinée de blanc, une puissante odeur sucrée et musquée, ainsi qu’un grand intérêt gastronomique. Grâce aux efforts du jeune passionné et d’une équipe de recherche, goûter à une truffe de notre terroir est un rêve maintenant réalisable. Cueilleurs épicuriens, grands chefs et curieux pourront troquer les produits à base d’arômes synthétiques du marché contre cette option de luxe locale en pleine émergence. La truffe trouve sa valeur dans la rareté, mais un monde de possibilités s’ouvrira peu à peu à nous grâce à la boutique Truffes Urbaines, qui offrira des produits transformés à caractère local comme des huiles, du miel et des fromages à la truffe, mais aussi la possibilité de réaliser des projets de plus petite envergure en permaculture ou en agroforesterie.

CHIEN TRUFFIER

Les champignons qui recouvrent le sol ou jonchent les troncs d’arbres morts sont déjà difficiles à repérer pour l’œil moins aguerri. Mais la truffe apporte une difficulté supplémentaire : elle pousse dans la terre, au pied des arbres, et est invisible à l’œil nu. C’est donc vers l’odorat qu’il faut se tourner pour la détecter, et c’est là que le chien truffier intervient.

Je m’agenouille sur le sol glacé et passe ma main dans le poil gonflé par le froid de Bloom, le laissant renifler mon visage. Je ne peux m’empêcher de me demander comment il a pu trouver la perle noire que je tiens dans ma main. Les effluves subtils des truffes enterrées me paraissent impossibles à distinguer parmi le mélange de terre humide, de feuilles en décomposition et d’épines de conifères tombées au sol. Heureusement, Bloom commence à avoir l’habitude. Le jeune chien truffier est dressé au cavage depuis son très jeune âge. On lui a fait découvrir la truffe en lui permettant de la sentir, de la manger. On l’aide maintenant à développer son odorat et à canaliser son attention sur la recherche sans manger ses trouvailles. C’est un enseignement qui demande des mois, voire des années, mais ces efforts portent leurs fruits chaque fois que le museau bien entraîné permet de sortir le trésor caché sous nos pieds.

EXPÉRIENCE SENSORIELLE

Je prends la truffe coupée entre mes doigts et la porte à mon nez, mais l’odeur qu’elle diffuse est si forte qu’elle parvient à mes narines bien avant. On dit souvent que la truffe sent la terre, l’humidité, avec une belle rondeur qui rappelle les feuilles d’automne mouillées, le mystère de la forêt. On dit aussi qu’aucune truffe n’a exactement la même odeur et que son parfum est subjectif, influencé par les souvenirs et comparatifs personnels de tout un chacun.

J’avais toutefois sous-estimé les caractéristiques olfactives particulières du précieux champignon ainsi que la complexité et la force de son parfum. Je sens des arômes d’ail couplés à des notes plus subtiles de noix, de verdure et de fromage bleu. Certains parlent d’effluence de sapinage, plus vert, et de muscade. Ou d’une odeur qui rappelle celle du gaz. Pour d’autres, l’arôme est dominé par des notes caramélisées d’amande et de chocolat. Pour d’autres encore, l’arôme envoûtant rappelle l’odeur d’une femme qu’ils ont aimée. Ce n’est peut-être pas une coïncidence que la truffe soit considérée comme un aphrodisiaque. Cette odeur complexe et forte est influencée par l’essence de l’arbre hôte, la composition du sol, les conditions culturales et la densité de la chair, mais dépend aussi des retours de mémoire, des sentiments et des affects des gens qui la sentent. Elle est si puissante et unique qu’elle entre dans la mémoire et offre des montées olfactives des jours durant. C’est une odeur qui s’installe en nous. Qui y reste. C’est un parfum accrocheur et irrésistible qui ne laisse personne insensible.

Sur le chemin du retour, je me demande comment honorer ce trésor forestier. Je pense à un velouté de champignons sauvages, à des gnocchis ou à des raviolis nappés d’une sauce crémeuse, ou encore à un mac’n cheese de luxe, mais mon choix s’arrête sur un risotto. On m’a prévenue que l’odeur sublime se dissipe rapidement et que la truffe des Appalaches doit être mangée crue, alors je choisis de la râper très finement sur mon repas. Stimulant le sens olfactif, et non le goût, la truffe est un rehausseur incroyablement puissant qui permet de vivre une expérience gastronomique avant chaque bouchée. Je sens les effluves caresser mes narines. Porter la perle noire à mes lèvres me semble presque un péché, mais je ne peux m’en empêcher.


TEXTE : ARIANE BILODEAU

PHOTOS : MATHIEU LACHAPELLE