Poivre des dunes

J’ai toujours vu l’hiver comme une saison de dormance, une mort tranquille avant la renaissance printanière. Ainsi, jamais je n’aurais cru pouvoir saisir une petite cocotte regorgeant d’arômes fruités et résineux pour l’ajouter à mon chocolat chaud à mi-chemin d’une randonnée dans la neige fraîchement tombée.

Maintenant que j’ai découvert l’éventail de possibilités offert par les produits forestiers comestibles, je perce les secrets du terroir québécois un à un. J’infuse du bourbon au mélilot pour donner une saveur vanillée à mes desserts. Je troque le wasabi japonais pour du raifort de mon jardin, la cannelle du Sri Lanka et la muscade des Antilles pour des bourgeons de nard des pinèdes, la bergamote italienne pour des fleurs de monarde aussi aromatiques que jolies. Il y a tant d’épices et d’herbes que nous achetons au marché sans même y penser, tant d’aliments qui traversent les terres et océans pour égayer nos plats, desserts et boissons.

Et pourtant, le Québec regorge de saveurs insoupçonnées se fondant dans le décor toute l’année. Aujourd’hui, nous affrontons un froid mordant pour découvrir une épice boréale sauvage exceptionnelle, abondante, mais méconnue : le poivre des dunes.

MARCHEUR DES BOIS

J’ai peine à croire que nous allons pouvoir cueillir et manger quoi que ce soit à cette période de l’année, alors que le décor est recouvert d’une lourde couverture immaculée et que les arbres ressemblent à de grands squelettes tanguant au gré des vents. La flore boréale n’a toutefois plus de secrets pour Jean-Guy Sergerie, agent de conservation et cofondateur de Marcheur des bois, entreprise spécialisée dans la cueillette et la transformation de produits forestiers comestibles. C’est au fil de ses balades, peu importe la saison ou la météo, qu’il a accumulé les trouvailles sylvestres et découvert les meilleures talles de ses plantes et arbres favoris, comme le pin, l’épinette, le pimbina, le myrique baumier, les quenouilles et le thé du Labrador. Il rapporte ces trésors méconnus – toujours cueillis alors qu’ils sont bien à point – à sa femme, la cheffe cuisinière Josée Miller, qui s’évertue à les transformer pour en tirer le plus de saveurs. Unis par leur amour du terroir et des plantes sauvages comestibles du Québec, Jean-Guy et Josée ont pour mission de faire découvrir des aliments méconnus tout en outillant les gens afin qu’ils puissent les cueillir et les déguster par eux-mêmes.

Avec une offre constituée de randonnées gourmandes, de dîners forestiers et de barbecues en raquettes, en plus de services-conseils et d’une gamme de mélanges d’épices, de sirops et de tisanes, Marcheur des bois souhaite inspirer, mais aussi éduquer sur la cueillette respectueuse et la consommation sécuritaire de plantes sauvages. « Les gens achètent des produits et ne savent pas quoi faire avec, explique Jean-Guy. Nous souhaitons combler ce manque. » Je hoche la tête en riant, pensant au petit sachet de poivre des dunes, acheté au marché il y a quelques mois, qui traîne encore dans mon tiroir, intouché.

CUEILLETTE HIVERNALE

Nous nous enfonçons dans la forêt figée par le froid, en plein cœur de Lanaudière, en quête du surprenant aromate. Mais à peine avons-nous commencé notre recherche que déjà Jean-Guy nous tend une petite cocotte oblongue de couleur brun chocolat. Je suis surprise de découvrir un intérieur vert pistache, un contraste rafraîchissant vu le décor monochrome. Je m’attends à mordre dans quelque chose de sec et de cassant. C’est plutôt une cocotte tendre, un peu gommée, que je sens céder entre mes dents. Je suis étonnée par le mélange extrêmement complexe, quasi exotique, de saveurs fruitées, poivrées, sapinées et musquées, avec une finale de clou de girofle. Riant gentiment de nos mines ébahies, Jean-Guy poursuit sa cueillette en nous transmettant son précieux savoir sur cet aromate bien d’ici.

Le poivre des dunes est le chaton (ou épi formé de très petites fleurs) mâle de l’aulne crispé, arbuste poussant en abondance dans le nord du Québec. Bien qu’il ne soit pas un poivre et qu’il ne pousse pas dans des dunes, il doit son nom à sa ressemblance au poivre long et au fait qu’il pousse facilement dans les sols pauvres et sablonneux. Comme les chatons persistent sur les branches tout au long de l’hiver et qu’ils sont riches en protéines, ils représentent un bon aliment de survie. Néanmoins, c’est de mars à avril, soit juste avant que leur pollen ne sorte, que JeanGuy préfère les ramasser. Le cueilleur pourrait se contenter d’une récolte hâtive en novembre ou en décembre, soit avant les gels et les bordées hiémales. Il préfère cependant se munir de raquettes et braver la neige pour cueillir le poivre des dunes alors que ce dernier a atteint son plein potentiel de saveur et une amertume atténuée. Avec de la neige jusqu’au ventre et les cils couverts de givre, JeanGuy cueille quelques chatons et nous les tend. « C’est ma cueillette préférée, nous confie-t-il. C’est facile à ramasser, relaxant, et ça sent si bon. »

DANS LA CUISINE

On peut utiliser le poivre des dunes frais et entier pour des décoctions et des tisanes ou encore décorer des plats. Afin d’en profiter toute l’année, on le laissera sécher à la température ambiante et le réduira en poudre au mortier ou au moulin pour l’utiliser comme un poivre classique. Rehausseur de goût sans pareil, surtout lorsqu’il est ajouté une fois la cuisson terminée, il confère parfum et complexité aux bouillons, aux mijotés, aux marinades, aux chutneys, aux soupes et aux vinaigrettes. Son parfum se marie aussi agréablement à celui des agrumes, du chocolat, de l’érable et de la crème, faisant de lui un précieux allié des desserts. Mais comme il dégage de très puissants arômes, on recommande souvent de l’utiliser avec parcimonie, à l’instar des autres épices et aromates. Au Québec, on retrouve même des bières et des spiritueux qui tirent parti de son puissant pouvoir aromatique.

Pour ma part, j’adore ajouter une ou deux cocottes séchées à mon café moulu avant de préparer mon infusion matinale. Je sens les effluves sapinés chatouiller mes narines, avec un goût qui me transporte dans la forêt boréale à chaque gorgée. C’est une saveur qui surprend, enchante et reste longtemps dans la bouche, un parfum unique dont je ne peux maintenant plus me passer.


TEXTE : ARIANE BILODEAU

PHOTOS : MATHIEU LACHAPELLE